Professeur de mathématiques en classe préparatoire le jour, batteur dans un groupe la nuit, Pierre mène une double vie professionnelle. Il fait partie de la même famille de « slashers » que Jean-Eude, le « boulimique de travail » qui, sachant bien déléguer, est dirigeant d’entreprise et startupper à 70%, en plus d’être élu dans un syndicat industriel le reste du temps. Le terme de « slasher » ne date pas d’hier. Il a acquis ses lettres de noblesse grâce à la sociologue américaine du travail Marci Alboher, grâce à son livre « One Person/Multiple Careers », dans lequel elle posait la question « que faites-vous dans la vie ? ». Ses interlocuteurs lui donnaient plusieurs réponses qu’elle séparait avec le signe « / » (« slash » en anglais). Par exemple : VTC/prof de tai chi chuan.
1,4 millions de slashers en France
Le phénomène est loin d’être marginal. Les chiffres datent un peu mais ils donnent la tendance. Ainsi, une analyse de 2016 du ministère du Travail (Dares) dénombrait-elle en France 1,4 million de pluriactifs en 2014 (chiffre stable sur 10 ans), soit 5,2% du total des salariés. 740 000 ont plusieurs professions, tandis que 450 000 exercent la même profession mais pour plusieurs employeurs et, enfin, 200 000 pluriactifs sont des non salariés. En 2016 également, le salon SME évaluait, dans sa deuxième étude, le nombre de slashers à 4 millions ! Pour 70% d’entre eux, il s’agit d’un choix. Parmi les slashers, 32% exercent une activité d’entrepreneur, 27% complètent leurs revenus avec un second emploi salarié ou en extras (20%).
En priorité, le besoin d’augmenter ses revenus
Quels sont les motivations des slashers ? Selon l’étude SME, 12% veulent être leur propre patron, 10% préparent leur reconversion et 10% testent. A l’instar de Vincent Giraudeaux, président depuis 17 ans d’Yseis, un cabinet de conseil en prévention des risques de 82 salariés basé à Maisons-Alfort : « Avec deux associés, j’ai créé une startup qui vendra une technologie dans la prévention des risques appliquée à la maintenance des bâtiments », explique ce Serial entrepreneur. Par ailleurs, 27% des slashers cherchent à faire rimer passion et revenus complémentaires. « Avec mon groupe de Rock, je touche des cachets pour trois à quatre concerts par mois », témoigne Didier, designer/bassiste/parolier. Mais le gros du bataillon des pluriactifs, à savoir 73%, est avant tout motivé par la nécessité d’augmenter leurs revenus. « Si j’apprenais qu’un de mes collaborateurs slashait pour la survie, je serais très mal à l’aise, confie Vincent Giraudeaux. Je chercherais sans doute des pistes d’amélioration ».
Justement, qu’est-ce qui pousse certains salariés à multiplier les activités ? « Depuis 10 ans que je travaille – j’ai commencé en alternance –, j’ai l’habitude de la précarité. J’ai enchaîné les CDD, les missions ponctuelles de consulting et mon activité pédagogique à la fac, confie Ernestine, jeune cadre à la direction régionale d’un grand groupe international. Depuis tout juste un an, je suis en CDI mais mon salaire suffit à peine à payer mon loyer et la vie courante, pas les extras. »
La vie personnelle, ou le prix du slashing
Par habitude et voyant que l’avancement tarde à venir, Ernestine continue d’exercer en tant que professeur à la fac (TD, suivi de stage, cours magistraux, etc.) pendant ses vacances, tout en étant consultante le soir et les week-ends. Rémunérées en portage salarial, ses missions d’audit suscitent des accélérateurs de carrière. « A chaque fois, je monte en grade, on me paie davantage et le contenu prend de la profondeur ». Et la slasheuse de se lâcher : « Je suis sans cesse au défi en termes de force de proposition et de dépassement de moi-même, dans chacun de mes postes. J’acquiers une solide confiance en moi. Si je subis un échec ici, au lieu de déprimer, je relativise car j’ai des succès ailleurs. » Cette expérience de terrain donne de la consistance à ses missions d’audit. Inversement, le brassage des idées et des expériences de l’audit enrichit son métier de base. Elle y prend goût. « Mon employeur ferme les yeux tant que mes résultats lui conviennent. » Outre le casse-tête de l’organisation du temps, slasher a un prix : « J’ai peu de place pour ma vie personnelle. »
Risque de burn-out
« La qualité du slasher, c’est de ne faire bien qu’une seule chose à la fois, reprend Vincent Giraudeaux qui ne slashe pas pour augmenter ses revenus mais par pur intérêt intellectuel. » Le patron d’Yseis, qui est par ailleurs président de la Fédération des Acteurs de la Prévention (FAP), maintient en permanence quatre ou cinq lignes d’action par jour. Au plan cérébral, chaque ligne est saucissonnée, découpée en tranches tout au long de la journée. « Je ne parviens jamais à dégager des plages de temps de quatre ou cinq heures pour un seul sujet. Du coup, je passe mon temps à rétablir le lien entre les différentes tranches, poursuit-il. Mais le grand risque du slashing, c’est le burn-out. D’ailleurs, cela me fait peur. Certes, je ne subis pas le travail. Au contraire, je le recherche mais je ne me rends pas toujours compte que je tire sur la corde. »
Erick Haehnsen
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