Info.expoprotection.com : René Padieu, votre récente chronique dans La Croix a provoqué une violente polémique. Certains vous accusant de vouloir remettre en cause la vague dramatique de suicides à France Télécom, d’autres vous félicitant, au contraire, de dégonfler la baudruche. Vous attendiez-vous à de telles réactions ?
René Padieu : « Non. Loin de là. Je ne m’attendais surtout pas à ce que d’un texte déjà court, on ne retienne que le constat du début, qui était un préalable à mon propos et non ma conclusion. Puisque les journalistes, les syndicalistes, les politiques et tous les autres commentateurs, pour attester de cette « vague de suicides », citaient un chiffre, je commençais – réflexe de statisticien – par me pencher sur son interprétation. Que disais-je dans l’article incriminé ? Qu’en 2007, on avait, pour l’ensemble de la population d’âge actif, soit de 20 à 60 ans, un taux de suicides de 19,6 pour 100 000. […] Or, 24 suicides en 19 mois [à France Télécom], cela fait 15 sur une année. L’entreprise compte à peu près 100 000 employés. Donc : on se suicide plutôt moins à France Télécom qu’ailleurs… Loin de nier qu’il pourrait y avoir un problème à FT, je disais simplement que le nombre de suicides n’en était pas un indicateur. Celui-ci était donc instrumentalisé dans un jeu politique et c’était là l’élément sociologique qu’il faut prendre en compte. Au passage, je notais qu’on voyait ces suicides précisément parce qu’on s’était mis à les observer et à les compter : les statisticiens connaissent ce phénomène mais les politiciens et les journalistes l’oublient. Prenez l’exemple des enfants battus : lorsque les pouvoirs publics ont décidé de porter leur attention sur ce dramatique problème, la statistique s’est mise à monter. Non pas qu’il y ait eu plus d’enfants victimes de maltraitance mais simplement, artificiellement, par la mise en place d’outils pour mesurer ce phénomène et parce que les gens se sont mis à les signaler davantage ».
Info.expoprotection.com : Comment expliquez-vous les réactions violentes à votre égard ? Votre article se contentait, somme toute, de redire ce que certains disaient ou sous-entendaient déjà…
René Padieu : « Ils le disaient, mais dans des forums discrets, mêlés à des propos opposés. Le fait de paraître dans un quotidien en vue attirait l’attention. Mettre en doute la « vague de suicides » semblait contredire, même si ce n’était pas mon objet, le fait qu’il y avait un problème : c’est ce qui faisait scandale. Ces drames véhiculent un fort aspect émotionnel, dans un contexte très politique. Je ne me prononce pas sur le bien-fondé de la lutte contre le stress au travail ni sur les facteurs qui l’expliquent ou qu’on entend invoquer : le passage du secteur public au privé ou un mauvais accompagnement du changement. S’il fallait des indicateurs pour mesurer le mal-être au travail, je ne suis pas un spécialiste, mais je pense que l’absentéisme en est un. Sans doute plus significatif et simple à mesurer que le suicide mais qui n’a pas la même charge affective qu’un acte aussi extrême. Toujours est-il que le vertige médiatico-politique qui a accompagné le phénomène France Télécom est en soi révélateur : nous sommes confrontés à un problème, une situation, où beaucoup d’experts, de commentateurs mettent leur raison de côté pour se laisser emporter par le caractère passionnel, émotionnel de la question ».
Info.expoprotection.com : Vous rappelez-vous d’autres séries de suicides présentées comme des tendances lourdes et qui furent infirmées par les statistiques ?
René Padieu : « Il y a quelques années, les suicides de policiers ont également défrayé la chronique. Selon les observateurs, il s’agissait aussi d’une vague importante. Les chiffres ont plus tard démontré qu’on ne se suicidait pas plus dans la police nationale que dans d’autres corps de métier ».
Info.expoprotection.com : Au-delà de son caractère passionnel, que nous apprend cette crise profonde que traverse France Télécom ?
René Padieu : « Ceci n’est pas de ma compétence. Il me semble que, comme on l’entend dire, cette crise est un des révélateurs de la mauvaise gestion des ressources humaines chez France Télécom. Mais les suicides (qu’on ne peut de toute façon réduire au seul facteur professionnel, même si celui-ci entre en jeu) ne sont aucunement suffisants pour le prouver et n’en sont pas l’unique conséquence. France Télécom et ses salariés ont été confrontés à la concurrence due à la dérégulation des télécommunications. Une concurrence féroce d’ailleurs… Mais il serait intéressant de savoir comment la supportent les salariés de SFR ou Bouygues. Ne serait-ce que pour comparer. Le passage du statut de fonctionnaires à celui de salariés d’une entreprise privée a pu être déstabilisant. Et il a peut-être été insuffisamment pris en compte par la direction de France Télécom. S’il faut en donner des indices quantifiés, d’autres indicateurs du malaise, comme la mesure de l’absentéisme, sont plus pertinents que la série de suicides, moins affectifs et plus techniques. Depuis la parution de mon papier, j’ai discuté avec un médecin du travail qui intervient chez France Télécom : il dit qu’il sentait venir le problème depuis plusieurs années… Pour conclure, je voudrais affirmer que ces drames témoignent d’un mal-être, d’une souffrance individuelle que le travail a pu provoquer ou aggraver. Ce qui est sûr, à mon sens, c’est qu’on ne devait pas s’emparer d’un phénomène aussi douloureux que la vagues de suicides pour l’instrumentaliser… ».
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