Depuis la publication du décret pénibilité, les demandes d'intervention des ergonomes se multiplient. L'occasion pour les entreprises de dresser un diagnostic sur les postes de travail mais aussi d'en profiter pour améliorer la santé et le bien-être de leurs salariés. Une démarche qui peut s'avérer rentable.
Avec l’allongement des durées de cotisation et du départ à la retraite, la majorité des salariés vont avoir de plus en plus de difficultés physiques à rester en poste. A moins que leurs employeurs ne fassent appel à un ergonome. Ce professionnel de la prévention a pour mission d’analyser le travail afin d’en améliorer les conditions pour l’Homme et rendre le système plus efficace, performant et durable. « Notre formation est avant tout scientifique et pluridisciplinaire, fait valoir Cédric Leborgne, ergonome chez Human 3D, un cabinet de conseil et formation en ergonomie et innovation basé à Rouen (Seine-Maritime). Nous sommes formés, entre autres, aux différents modes d’organisation du travail, aux différents facteurs de risques professionnels, à la réglementation, à la physiologie et à la biomécanique afin d’évaluer de manière objective l’impact de l’environnement de travail sur le corps humain. »
Les risques psycho-sociaux aussi pris en compte par les ergonomes
Sur le terrain, l’ergonome observe et analyse, en fin limier, les situations de travail afin d’identifier les éléments structurels de l’activité et en détecter les effets probables sur la santé des salariés. Il saura par exemple évaluer les contraintes d’une charge lourde ou d’une posture sur le corps et les comparer aux normes à vigueur. « Mais notre valeur ajoutée consiste avant tout à mettre en avant les processus de régulation que les salariés appliquent dans le travail réel pour réaliser la tâche qui leur est demandée (travail prescrit) et à mesurer les répercussions de ces processus sur la santé », souligne l’ergonome. L’analyse de l’activité sert à établir un diagnostic, véritable état des lieux des facteurs de risques pour une situation donnée. L’ergonome accompagne ensuite la recherche de solutions pour construire un plan d’actions concrètes et adaptées. Cette démarche est menée de manière participative, avec les salariés concernés, les Instances représentatives du personnel (IIRP), les préventeurs, le médecin du travail, les services supports (RH, achats, services techniques), et bien sûr la direction. L’ergonomie ne se limite d’ailleurs pas aux seuls effets du travail sur le corps humain. Cette discipline s’intéresse aussi à la charge mentale qui pèse sur l’individu au travail, de manière à prévenir ou réduire les RPS (Risques psychosociaux). « En général, nous n’intervenons pas seuls mais en collaboration avec des psychologues du travail qui permettent d’analyser le ressenti des salariés », reprend Cédric Leborgne. A l’instar de ce dernier, les 3.000 ergonomes français interviennent, en majorité, en tant que consultants. Tandis que les autres opèrent au sein de services de santé au travail, d’organismes de prévention et de centres de gestion. Voire même dans de grandes administrations ou entreprises comme Airbus, PSA, ou Renault.
30% des professionnels disposant du titre d’ergonome européen sont français
Tous les ergonomes ne sont pas diplômés d’un Master d’ergonomie. La plupart ont une formation de psychologue, médecin ou ingénieur, notamment. « Ils proviennent soit du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) où ils ont suivi un cursus complet en ergonomie, soit d’une université, voire d’une école où ils ont suivi un cursus en psychologie du travail ou en ergonomie dans le cadre d’un Master 2. On trouve aussi des doubles cursus », indique Gérard Valléry, professeur de psychologie du travail et d’ergonomie à l’université de Picardie Jules Verne à Amiens (Somme). A la différence des médecins et des avocats, la profession d’ergonome n’est pas réglementée. Il existe pourtant un titre européen reconnu par la profession qui est décerné en fonction de critères précis (voir le site www.artee.com opéré par l’association pour la reconnaissance du titre d’ergonome européen). « Sur les 650 ergonomes pouvant s’en prévaloir en Europe, la France en compte 150 environ », rapporte Gérard Valléry. Lequel vient de coprésider avec Sylvain Leduc, maître assistant en ergonomie, le 51ème congrès de la Société d’ergonomie de langue française (Self) à Marseille, une association qui, fondée en 1963, compte environ 600 membres.
Sur les 10 critères de pénibilité, trois nécessitent un diagnostic sur des aspects ergonomiques
Plus développée en France que dans la plupart des autres pays européens, la profession d’ergonome reste encore mal connue de la plupart des dirigeants d’entreprise. Ces derniers ont pourtant une forte responsabilité vis à vis de la santé physique et mentale de leurs salariés (voir l’article L4121-1 du code du travail). Mais plusieurs facteurs vont favoriser le recours aux ergonomes. A commencer par le coût indirect de l’absentéisme estimé à 45 milliards d’euros en 2015 pour le secteur privé. A cela s’ajoute la réglementation en matière de pénibilité. La loi sur les retraites oblige en effet les entreprises à poser un diagnostic. Sur les 10 facteurs de pénibilité énoncés par le décret du 9 octobre 2014, trois concernent les contraintes physiques marquées*. A savoir, les manutentions manuelles de charges, les postures pénibles, et les vibrations mécaniques. « Depuis la sortie des décrets, nous avons reçu un grand nombre de demandes de la part de dirigeants d’entreprises pour effectuer un diagnostic de la pénibilité des postes de travail », témoigne Loïc Filliatreau, consultant ergonome au sein du cabinet Sise (Société d’ingénierie sociale d’entreprise) basé à Coquelles (Pas-de-Calais).
Les ergonomes ont du pain sur la planche
Cette situation n’est pas surprenante. Un rapport sur le compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) remis en 2015 au Premier ministre, déplore que les entreprises et, en particulier, les TPE et PME, n’ont que très rarement procédé à un diagnostic formalisé des facteurs de risques de pénibilité. De plus, seuls 20% des salariés des entreprises de moins de 20 salariés étaient couverts en 2010 par un Document unique d’évaluation des risques professionnels (Duerp), pourtant obligatoire depuis 2001. Il y a donc du pain sur la planche pour les ergonomes. D’autant que des aides existent. A commencer par le dispositif TMS Pro Diagnostic qui finance à hauteur de 70% les prestations ergonomiques plafonnées à 25.000 euros. Cette aide s’adresse exclusivement aux entreprises de 1 à 49 salariés. A cela s’ajoute la possibilité d’accéder au programme TMS Pro Action** qui permet, une fois le diagnostic et le plan d’actions réalisés, de bénéficier d’une aide pour l’acquisition d’équipements adaptés afin de réduire les TMS. Ces pathologies touchent toutes les entreprises et tous les secteurs d’activité, de l’industrie aux BTP en passant par l’activité des services (banques, assurances et administrations). Sur les 1.767 TMS déclarés en 2014 dans ce secteur, 50% concernait la main (main, poignet et doigts), 28% l’épaule et 20% le coude. Parmi les causes probables, la hauteur insuffisante du siège par rapport au plan de travail, la mauvaise position de l’écran, du clavier ou de la souris.
Ergonomie, performance globale et RSE
L’ergonomie ne se limite donc pas aux environnements de production. Elle intéresse d’ailleurs toutes les entreprises qui cherchent à développer une démarche de performance globale. Laquelle ne porte plus seulement sur les résultats financiers de l’entreprise et sa capacité à maîtriser la qualité des produits. Elle englobe aussi la capacité de l’entreprise à veiller à la santé et au bien-être de ses employés. Ce qui, à ce titre, inclut leur bon développement physique et mental. Sur ce dernier point, la performance globale fait cause commune avec la démarche RSE (responsabilité sociétale de l’entreprise) à laquelle de plus en plus d’entreprises souscrivent. A l’heure de la loi sur la réforme des retraites, ces entreprises doivent donc se préoccuper du maintien de tous leurs salariés. Notamment des plus âgés jusqu’à leur départ à la retraite.
Eliane Kan
* Les manutentions manuelles de charges (lever/porter plus de 15 kg, pousser/tirer au moins 250 kg, déplacer au moins 10 kg au moins 600 heures par an ; cumul de manutentions de charges de 7,5 tonnes cumulées par jour au moins 120 jours par an). Les postures pénibles définies comme positions forcées des articulations (mains en l’air ou au-dessus des épaules ; positions accroupies ou à genoux ; positions du torse en torsion à 0° ou position du torse fléchi à 45°) au moins 900 heures par an. Les vibrations mécaniques au moins 450 heures par an.
** L’Assurance maladie a lancé auprès de 8.000 entreprises environ une démarche de prévention des TMS qui représentent, rappelons-le, plus de 87% des maladies professionnelles. Depuis le début septembre, une centaine d’entreprises ont fait une demande pour bénéficier du programme TMS Pro.
Le projet Ergolean de S-Industries concilie ergonomie et Lean Management
Mode d’amélioration continue de l’organisation du travail, le Lean Management n’est pas forcément facteur de troubles musculo-squelettiques (TMS) ou de mauvais climat social. En témoigne, S-Industries, fabricant français de faisceaux électriques qui compte une cinquantaine de salariées dont la moyenne d’âge s’élève à 45 ans pour une ancienneté de 20 ans environ. Basée à Yerville (Seine-Maritime), cette PMI créée en 1993, a vu son marché évoluer ces dix dernières années. « Nous sommes passés de la grande série aux petites séries. Ce qui nous a obligé à repenser nos flux de production afin de répondre aux exigences de rapidité exprimées par nos clients », indique Philippe Piganeau, le directeur de l’entreprise. Avant d’entamer la réorganisation des flux, ce dirigeant a fait appel à Cedric Leborgne, un ergonome qui était venu dix ans auparavant dans ses locaux afin de réduire les risques de TMS. Pour mener à bien ce projet baptisé Ergo Lean, ce dernier a alors travaillé en binôme avec un consultant spécialisé dans le Lean.
« Le projet mis en place sur 2014 et 2015 a aussi été initié de manière à anticiper les problématiques futures liées au vieillissement des opératrices », souligne le dirigeant qui a bénéficié d’un financement au titre du programme Enjeux de santé au travail & Dynamique de performance économique, piloté par l’UIR (Union des industries régionales) Normandie et financé par l’Anact, la Direccte Haute-Normandie et la Carsat Normandie. « J’ai reçu une aide à hauteur de 30% des investissements relatifs à l’acquisition d’équipement comme des tables élévatrices, des sièges ergonomiques, des manipulateurs de charges, etc. » Parmi les résultats obtenus, citons la division par deux du temps de traversée des produits dans l’atelier. Ensuite, l’amélioration du besoin en fonds de roulement grâce à la diminution des encours atelier et une plus grande réactivité aux demandes des clients. « Par ailleurs, comme les opératrices sont moins fatiguées et qu’elles sentent qu’on veut vraiment prendre soin de leur environnement de travail grâce à des réalisations effectuées avec leur collaboration, les échanges sont plus faciles et, surtout, depuis la première intervention de Cédric Leborgne en 2004, nous n’avons plus enregistré d’accident du travail ni de nouveaux TMS », se réjouit Philippe Piganeau.
Les risques liés à un mauvais éclairage
Pas toujours bien appréhendé par les entreprises, un mauvais éclairage peut occasionner différents risques qui vont de la simple fatigue visuelle jusqu’aux maux de tête en passant par les yeux rouges, la vision floue, etc. Un problème sur lequel Loic Filliatreau met en garde les entreprises tout en rappelant que le code du travail stipule qu’il faut donner priorité à la lumière naturelle. Par ailleurs, la norme française NFX 35-103 sur la lumière et l’éclairage des lieux de travail donne un niveau d’éclairement minimal pour chaque zone sachant que chaque activité a ses besoins spécifiques et les exigences de la tâche doivent êtres prises en compte. A titre d’exemple, les salariés travaillant au contrôle qualité ont besoin d’un éclairage plus soutenu que le manutentionnaire dans son entrepôt. Pour ceux qui travaillent sur l’ordinateur, ce dernier doit être perpendiculaire à la fenêtre. A cet égard, il faut veiller à ce que la dimension des parois vitrées ne dépasse pas le quart de de la surface au sol. Par exemple 5 m² maximum pour une pièce de 20 m².
Interview de Martine Milleret du cabinet Ethic Ergonomie, ergonome européen, habilitée CnamTs TMS Pros.
Peut on calculer le retour sur investissement d’‘une intervention en ergonomie ?
Pour arriver à discuter de la rentabilité d’une intervention en ergonomie, il faudrait aborder au préalable les différents moyens d’interventions qu’ils soient en termes de prévention des TMS, des RPS ou encore de la pénibilité. La démarche diffère quelque peu entre ces trois problématiques, selon que nous intervenons en prévention primaire, c’est-à-dire avant que la problématique ne soit installée dans l’entreprise autrement dit que les TMS, les RPS ou la pénibilité ne fassent des dégâts. Ou selon que l’on intervienne en prévention secondaire, lorsque ces problématiques ont déjà provoqué des dégâts par exemple des baisses de production ou des déclarations de maladies professionnelles. Les effets observés sont différents et plus ou moins « faciles » à diminuer. Ce constat s’appuie sur de nombreuses interventions menées notamment lors des actions de formations ou des interventions sur le programme TMS Pros.
Dans quels cas le ROI est il le plus rapide ?
Les effets d’une intervention peuvent être immédiats dès lors qu’on améliore par exemple la manutention des charges lourdes si nous parlons de prévention des accidents de travail. Le salarié sera ainsi moins exposé à des situations de travail contraignantes. Mais quand il s’agit d’un mal plus profond, les résultats sont plus longs à évaluer car les maladies professionnelles mettent longtemps à se construire et à se déconstruire.
Quelles économies peuvent en attendre les entreprises ?
Le retour sur investissement peut réclamer 1 à 5 ans mais les économies obtenues peuvent alors atteindre quelques milliers d’euros à quelques centaines de milliers d’euros. Voire même plusieurs millions d’euros si l’ergonome agit en amont d’un projet, c’est-à-dire en phase de conception par exemple lors d’un transfert d’atelier, d’une création de ligne de production, de postes de travail, d’organisation de travail.
Propos recueillis par Eliane Kan
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