Dans le sillage des mesures d’exception du gouvernement en raison du coronavirus, certains prônent une proposition d’impunité pénale pour l’entreprise et son dirigeant. Ce ne sera pas le cas, selon cette tribune de Jean-Claude Delgènes, président fondateur du cabinet Technologia spécialisé dans la prévention des risques au travail, et d’Yves Monerris, avocat à la Cour.
Avec l’arrêt de l’économie dû au confinement, les salariés viennent de traverser une épreuve éprouvante. Le CSE (1) peut-il les aider dans la période du déconfinement ?
Jean-Claude Delgènes : Cette épreuve a généré, voire ou accentué chez eux des facteurs de vulnérabilité. Et, avec le désastre économique qui menace, d’importants troubles psychologiques risquent d’émerger. Il faut donc rassurer pour lever les peurs. Et combattre l’anxiété car celle-ci n’est jamais source de productivité et de valeur. Mais cela suppose aussi de « déconfiner » le débat actuel sur la reprise d’activité. Il faut alors s’appuyer sur les élus du personnel pour mettre en place un plan de déconfinement efficace. Et l’éloigner des nombreux risques judiciaires susceptibles de survenir. Comme vient de le rappeler l’affaire Renault Sandouville. Or, dans cette situation extraordinaire, la tentation est grande d’assurer la santé des citoyens au détriment des libertés fondamentales.
Ou situer le curseur entre ces deux impératifs ?
Jean-Claude Delgènes : Le gouvernement a pris toute une série de mesures depuis l’émergence du coronavirus. Lequel impose, de fait, un droit d’exception dont la durée pourrait être prorogée jusqu’à la fin de l’année. La dernière salve vient d’en être publiée avec les ordonnances du 2 mai. Celle-ci restreint à peau de chagrin les délais de consultation des CSE. On peut s’en étonner. En effet, le CSE était en mesure de trouver le consensus pour prendre en compte l’impératif de sécurité. Certains recommandent d’associer à cela une proposition d’impunité pénale pour l’entreprise et son dirigeant. Mais cela ne participe aucunement de la restauration du lien social et de la confiance légitime « employeurs – salariés ». Tout au contraire.
Pour quelle raison ?
Yves Monerris : D’une part, la loi pénale est d’interprétation stricte. D’autre part, les infractions pénales applicables au Covid-19 restent des infractions de droit commun, sauf exception résiduelle. Il s’ensuit que, seuls de véritables manquements se retrouveraient poursuivis au titre de la loi pénale. Pourtant, ce n’était pas la voie suivie par les sénateurs. En effet, ceux-ci avaient décidé d’instaurer une immunité pénale inédite en France du fait du Covid-19. De fait, ils ont interdit la mise en cause pénale des « décideurs » (2) en cas de faute caractérisée. Ce qui constitue un manquement évident et d’une certaine gravité en toute connaissance de cause.
Où en est-on ?
Jean Claude Delgènes : En dernière lecture, l’Assemblée nationale a fait le choix d’une disposition interprétative (3) de la Loi pénale. Celle-ci renforce l’obligation d’appréciation concrète de la situation qui s’impose aux juges. Sans pour autant créer une immunité pénale…
Que faut-il en penser ?
Yves Monerris : Le Législateur a été bien inspiré de ne pas s’engager dans cette voie dangereuse. Car celle-ci aurait donné à penser qu’on cherchait « à faire taire » les plaignants. Cela aurait instillé l’idée qu’ils avaient peut-être raison. Alors que, dans la majorité des cas, l’action pénale demeurera d’un intérêt plus que relatif. En effet, rappelons que le principal délit à la prévention des risques en matière de Covid-19 est la mise en danger délibéré de la vie d’autrui (4). Défini à l’article 223-1 du Code pénal, celui-ci suppose de réunir plusieurs éléments constitutifs (5).
Quels sont ces éléments ?
Yves Monerris : Tout d’abord, la violation d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement. Selon la Cour de cassation, il s’agit d’une obligation objective. Et elle doit être immédiatement perceptible et clairement applicable sans faculté d’appréciation personnelle du sujet. Cette obligation doit être suffisamment précise pour que soit déterminable, sans équivoque, la conduite à tenir dans une situation donnée. Autrement dit, il faut identifier aisément les hypothèses de mise en danger. L’obligation doit émaner ensuite d’une loi ou d’un règlement, au sens strict.
À cet égard, que prévoit le Code du travail ?
Yves Monerris : En l’état, aucune règle particulière liée à l’épidémie. À la différence du décret du 23 mars 2020 (6). Lequel prescrit des mesures précises d’hygiène et de distanciation sociale à observer qui s’imposent aux employeurs. Le cas échéant, ces mesures exceptionnelles pourraient aider à caractériser du délit de mise en danger de la vie d’autrui. Pour autant, rien n’est moins sûr. Car, dans le décret, la définition des gestes « barrières » demeure assez imprécise. Par ailleurs, le débat sur le port des masques montre également le caractère très évolutif des « obligations positives ». Ce que le droit pénal ne peut admettre au nom du principe de légalité. Ces développements valent aussi pour le délit d’homicide (7) ou blessures involontaires (8) d’un salarié. L’obligation particulière de sécurité en relation avec la prévention du Covid-19 n’est pas, de prime abord, clairement définie.
Qu’en est-il d’une éventuelle exposition à un risque immédiat de mort ou de blessures liée au Covid-19 ?
Jean-Claude Delgènes : Si le risque de contamination est établi, encore faut-il prouver la violation des obligations susmentionnées pour caractériser le délit. En l’état, cette preuve semble difficile à administrer. À la différence des procès dit de « l’amiante » car l’épidémie touche toute la population. En effet, comment le salarié peut-il démontrer qu’il a contracté le virus sur son lieu de travail ? C’est toute la question ! Il faut qu’il y ait constat d’une violation délibérée de l’obligation de sécurité !
Que dire de la violation manifestement délibérée de l’obligation ?
Yves Monerris : La jurisprudence exige une intention spécifique. C’est-à-dire la conscience de l’auteur de transgresser une obligation particulière de sécurité ou de prudence. Le juge devra établir que le résultat de l’acte volontairement et consciemment commis aura été prévisible. Voire même prévu et envisagé comme possible mais non délibérément recherché comme un but à atteindre. Il s’agit d’un élément essentiel dont la preuve est complexe à établir en l’état des connaissances sur le coronavirus. Ce délit pourrait frapper les employeurs qui ne respecteraient pas les mesures de confinement ou de déconfinement (9).
Les employeurs n’ont-ils pas plus à craindre des dispositions du Code du travail ?
Yves Monerris : Si. En particulier en ce qui concerne l’aménagement des locaux de travail pour garantir la sécurité des salariés (10). Ou encore la mise en place d’équipements de protection et le respect des consignes de sécurité (11). En effet, l’employeur est tenu d’adapter les dispositifs en fonction du changement de circonstances. Lesquelles, au demeurant, peuvent servir de fondement réglementaire à l’action en mise en danger délibérée de la vie d’autrui. Nonobstant, du fait du caractère exceptionnel du coronavirus, nombres de plaintes pourraient être dépourvues de fondement. Elles pourraient même donner lieu à un classement sans suite par le Parquet pour « infraction non caractérisée ». Voire même à un refus d’informer dûment motivé par un juge d’instruction ou ordonnance de non-lieu in fine.
Que faut-il retenir ?
Jean-Claude Delgènes : Instaurer un fait justificatif exceptionnel en matière pénale du fait du Covid-19 serait revenu à tolérer une impunité pénale. Inacceptable dans une société démocratique. Surtout, cela aurait créé un fossé entre les employeurs et les salariés. Alors que s’impose la nécessité d’un élan collectif pour relancer l’activité économique et préserver l’emploi dans la sécurité de tous.
Propos recueillis par Erick Haehnsen
(1) Comité social et économique. Celui-ci remplace les anciens représentants élus du personnel qui existaient (DP, CE et CHSCT).
(2) « nul ne peut voir sa responsabilité pénale engagée du fait d’avoir, pendant la durée de l’état d’urgence sanitaire (…) soit exposé autrui à un risque de contamination par le coronavirus SARS-CoV-2, soit causé ou contribué à causer une telle contamination ».
(3)« Art. L. 3136-2. CSP – L’article 121-3 du code pénal est applicable en tenant compte des compétences, du pouvoir et des moyens dont disposait l’auteur des faits dans la situation de crise ayant justifié l’état d’urgence sanitaire, ainsi que de la nature de ses missions ou de ses fonctions, notamment en tant qu’autorité locale ou employeur.
(4) Le fait « d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement »
(5) Cass. crim., 13 nov. 2019, n° 18-82.718
(6) D. n° 2020-293, 23 mars 2020, prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire
(7) Article 221-6 CP
(8) Article 222-19 & 222-20 CP
(9) Absence de distribution de masques dans certaines entreprises exerçant en zone de risques, comme les centres de soins ; Non aménagement des locaux.
(10) Art. L.4221-1 CT
(11) Art. R.4321-1 et suivants CT
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