La prévention des risques cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques se heurte à une difficulté de taille : pourquoi prendre de lourdes précautions pour des dangers souvent invisibles ? Encore plus qu'ailleurs, une prévention efficace suppose une bonne prise en compte du facteur humain.
Près de 13,5% des salariés, soit 2,370 millions personnes telle est la proportion des actifs français qui ont été exposés à un ou plusieurs facteurs cancérogènes au cours de leur activité professionnelle, selon l’enquête Sumer 2003. Un chiffre qu’il conviendrait d’actualiser en tenant compte des risques mutagènes – agissant sur les chromosomes – et reprotoxiques – influant sur la fertilité ou sur le développement du fœtus ou de l’embryon. Mais comment, sur le terrain, combattre un ennemi largement invisible ?
Connaissances plus pointues. La liste des produits et procédés industriels pouvant induire des risques CMR (cancérogènes, mutagènes, reprotoxiques) s’allonge régulièrement. On y trouve, bien entendu, des produits chimiques : sur les 4.000 substances ou familles de substances classées dangereuses dans l’Union Européenne, 750 sont ainsi classifiées CMR (dont environ 450 sont des CMR avérés et 300 des CMR suspectés). Mais le risque peut aussi être physique, comme les rayonnements ionisants, voire naître de certains agents infectieux ou encore de procédés. Comme les cancers des fosses nasales et de l’ethmoïde qui sont directement liés à l’inhalation de poussières de bois, fréquente en menuiserie ou dans les activités de BTP.
In fine, et toujours d’après l’enquête Sumer 2003, les principaux secteurs industriels concernés par les risques CMR sont la construction, le commerce, la réparation automobile, la métallurgie, les services opérationnels et la santé. Difficile en revanche de connaître le taux de cancer liés à une exposition professionnelle : les cancers se déclarant en général bien des années après l’exposition, seule une partie est effectivement classée de la sorte. L’institut de veille sanitaire estime ce taux entre 4% et 8,5%. Quant au Centre international de recherche sur le cancer (Circ), il l’estime à 4% chez l’homme et 0,5% chez la femme.
Mesurer, substituer, isoler, protéger. Face à ces dangers, la méthodologie et la réglementation sont très claires : chaque entreprise doit identifier ses risques CMR. Il s’agit de recenser les produits dangereux, identifier les postes et salariés concernés, mesurer la durée et la fréquence d’exposition. Vient ensuite la mise au point d’un plan de prévention. Avec trois mots d’ordre : substituer, isoler, protéger.
La substitution est, de loin, l’action la plus efficace : les produits les plus dangereux sont alors bannis des processus de travail, et remplacés par d’autres moins nocifs. Dans les encres et peintures, les pigments à base de plomb ou de métaux lourds ont ainsi été pour la plupart remplacés par des pigments de synthèse organiques. Dans la métallurgie, les solvants chlorés servant au dégraissage ont été largement écartés au profit d’autres solvants non cancérogènes ou de solutions lessivielles. Ou encore par des solutions de décapage mécanique, par exemple, par projection de solutions salines.
Parfois cependant, la substitution est impossible. Ainsi de nombreuses peintures anti-corrosion utilisées dans l’aéronautique contiennent toujours des substances préoccupantes mais aux propriétés pour l’instant irremplaçables. « Il faut alors concevoir un procédé de travail en système clos », explique Annabelle Guilleux, expert d’assistance conseil à l’INRS (Institut national de recherche et de sécurité). Dans la métallurgie par exemple, on a élaboré des machines de lavage-nettoyage-dégraissage qui travaillent sans intervention humaine et évitent tout contact avec les substances classées CMR. Autre solution : les enceintes ventilées. Là, l’opérateur enfile des gants de protection avant d’entrer dans l’enceinte où sont confinés les produits dangereux dont les vapeurs ou aérosols sont aspirés par un système d’extraction. Ce type d’équipements est très fréquent dans la recherche et dans l’industrie chimique.
En dernier recours, lorsque la substitution ou le confinement ne sont pas possibles, il faut alors protéger l’opérateur exposé par des EPI (Équipements de protection individuels) : masques, gants, lunettes, voire combinaisons. La solution n’est cependant pas toujours idéale. « Si un produit est corrosif, par exemple, son impact sur la santé est immédiatement perçu. Une substance CMR en revanche ne provoque pas forcément d’effets immédiats », explique Annabelle Guilleux. Difficile donc, parfois, de convaincre des salariés qui, en portant des EPI, perdent souvent en confort au travail. Sans compter qu’il est très facile de porter un équipement en réalité inadapté. « Pour les agriculteurs, il n’existe pas de matériau qui permette de fabriquer des combinaisons de protection efficaces contre tous les types de produits chimiques employés », remarque Alain Garrigou, maître de conférence en ergonomie au laboratoire Santé, Travail, Environnement à l’Université de Bordeaux. Mais comment ‘‘voir’’ que l’on porte une protection inefficace ?
Évaluer les risques en situation.Autre écueil : « Lorsqu’un produit est effectivement identifié comme pathogène, les activités sont en général bien protégées. En revanche, il arrive que l’on néglige de se pencher sur les risques des activités en amont ou aval : chargement, nettoyage, évacuation », explique Pascale Mercieca, chargée de mission à l’Anact. Et ce, d’autant qu’ils peuvent parfois être confiés à d’autres salariés, voire à d’autres entreprises. Les plans de prévention se trouvent également mis à mal lorsque les processus de production sont réorganisés ou lorsque les produits évoluent, sans que l’on s’interroge, en parallèle, sur les précautions à prendre.
Ce n’est pas tout. « Aucun salarié n’est exposé exclusivement aux risques CMR, explique Pascale Mercieca. Ainsi, inhaler un produit dangereux au moment où on lève les bras en l’air contribue à accroître le risque. » Porter des charges, se trouver en hauteur ou dans une situation stressante sont également autant de facteurs à prendre en considération pour proposer des mesures préventives véritablement efficaces.
L’impact humain. Prendre en compte la réalité, tout à la fois physique mais aussi humaine et psychologique des risques CMR, telle est l’objet de la grande étude à laquelle Pascale Mercieca est associée. Commanditée par l’Association pour la recherche contre le cancer (ARC), elle est pilotée par Alain Garrigou de l’Université de Bordeaux et implique plusieurs organismes de recherche et de prévention. Dans une douzaine de structures très diverses – de l’exploitation agricole à la menuiserie, de la maintenance aéronautique à la production de peinture -, préventeurs et chercheurs interrogent longuement tout à la fois les patrons, les membres du CHSCT, les représentants du personnel, et des salariés.
Le but de l’exercice est de comprendre comment se construit la notion de risque CMR et, à partir de là, la politique de prévention dans chaque entreprise. Car de nombreux facteurs concourent à prendre plus ou moins au sérieux le risque : les produits manipulés sont-ils dangereux ? La hiérarchie est-elle impliquée dans le sujet ? Quelqu’un dans l’entreprise a -t-il déjà été malade ? Quelles sont les relations sociales et comment permettent-elles, ou non, le relais des messages ? Dans l’agriculture par exemple, autant les exploitants interrogés ont parfois du mal à voir la réalité du risque pour eux-mêmes, autant ils appliquent à la lettre les réglementations interdisant aux mineurs d’utiliser certains produits reprotoxiques. Preuve que la prévention efficace suppose que l’entreprise intériorise profondément le risque.
Catherine Bernard
Gare au cambouis sur les mains
Benzène, HAP (hydrocarbures aromatiques polycycliques), particules de diesel, solvants… les garages de réparation automobile regorgent de risques CMR. En 2009, en collaboration avec le service de santé au travail de Remiremont (Vosges), Christine Kolscinsky, ingénieur-conseil à la Carsat nord-est, a élaboré un document de synthèse répertoriant les substances dangereuses a priori attendues dans un tel lieu. « Ceci évite à chaque garage de refaire ce travail, long et fastidieux », explique-t-elle.
Deuxième étape : la Carsat, associée à d’autres préventeurs mais aussi à des professionnels (Conseil national des professions de l’automobile, patron de garages locaux) et à un fabricant de gants, a entrepris de sensibiliser les quelques 80 professionnels du secteur en se focalisant sur un point crucial : le port de gants adaptés, seul rempart contre la contamination venant de certains produits.
Dans le garage Fréchin, au Mesnil (88), porter des gants était déjà une habitude. « Cela permet d’avoir les mains plus propres et réduit les risques de coupure », reconnaît le patron, Jean-Charles Fréchin. Mais l’action de la Carsat nord-est est allée plus loin. Elle a trouvé des gants adaptés à chaque usage : étanchéité aux huiles et hydrocarbures pour les vidanges par exemple, gants spéciaux pour les produits de nettoyage… « Travailler avec ces gants est vraiment super agréable ! », s’enthousiasme le patron. Et les salariés sont désormais sensibilisés au risque CMR. Jean-Charles Fréchin va du coup continuer la démarche. Cette année, un extracteur sera installé dans l’atelier pour évacuer les gaz d’échappement. Globalement dans le secteur, 84% des salariés portent désormais leurs gants régulièrement, soit deux fois plus qu’avant l’action de prévention.
Le risque est parfois inattendu
« Pour moi, les risques CMR sont de trois types. » Thierry Viallesoubranne sait de quoi il parle. En effet, il a longtemps été secrétaire – et est toujours membre – du CHSCT de la centrale nucléaire EDF du Blayais, près de Bordeaux (33). « Il y a les risques connus, et très encadrés, comme les rayonnements ionisants », inventorie-t-il. Sur ce terrain, les procédures sont clairs. Et l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) veille.
Mais la réalité est plus complexe : « Le deuxième risque, c’est un produit dont on découvre la toxicité CMR alors qu’on l’utilisait sans précaution depuis des années », confie-t-il. Citons le bore qui est utilisé comme modérateur dans les réacteurs et désormais classé CMR. Il faut alors revoir les procédures, réfléchir aux risques et bien sûr s’interroger… sur le passé.
« Le plus pernicieux, c’est le risque CMR de produits que l’on croyait inoffensifs », soulève Thierry Viallesoubranne. Lorsque l’on remet en service une tranche arrêtée pour maintenance, on a ainsi découvert que, pendant la phase de remontée en température, les calorifuges émettaient un cocktail de substances CMR. En cause : visiblement les liants chimiques contenus dans la laine de roche, sensibles donc aux changements de température. Il a donc fallu ventiler les zones concernées, limiter le nombre de personnes y intervenant… Et se poser une foule de questions. Notamment celles-ci : pourquoi est-ce aux utilisateurs et non aux fabricants de découvrir eux-mêmes les dangers produits ?
Pontiggia traque les fumées
Avec 36 millions d’euros de chiffre d’affaires et 180 salariés, Pontiggia s’est en vingt ans érigé en grosse entreprise alsacienne de BTP. L’entreprise pose environ 100.000 tonnes d’enrobés bitumineux par an, une activité suspectée, par les fumées dégagées, de favoriser la survenue de certains cancers. Même si le risque n’est pas pour l’instant avéré, Pontiggia a acquis une nouvelle machine, équipée d’un extracteur de fumées. « Les équipes concernées sont plutôt satisfaites – d’autant que la machine est également plus silencieuse. Même si, lorsque le vent souffle, les fumées partent un peu dans tous les sens », explique Martin Stoll, le DG. Une campagne de mesures comparatives entre l’ancienne et la nouvelle machine va bientôt être menée. Le travail de prévention ne s’arrête cependant pas là. « L’exposition au soleil, avec les risques de cancer de la peau, est également un problème dans nos professions. Nous réfléchissons avec le CHSCT à cette question. »
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