A défaut de se préoccuper de la santé mentale de leurs salariés, les entreprises encourent des problèmes juridiques et économiques. Un diagnostic s’impose, quelle que soit la taille de la structure.
Crises de larmes, repli sur soi, manifestations de colère, addictions à l’alcool ou aux stupéfiants… Ce type de comportement n’est pas forcément dû à des problèmes de vie privée. Il peut être l’expression d’un malaise social. Ce risque n’est pas à écarter sachant qu’en France, un salarié sur six estime être l’objet d’un comportement hostile des cadres. Par ailleurs, selon une étude menée dans l’Europe des quinze, un salarié sur quatre serait sujet au stress. En cause, les fusions et les restructurations d’activité, les changements d’organisation du travail, la complexité des structures matricielles, le manque de vision des salariés et l’augmentation de la charge de travail constituent des facteurs avérés de risques psychosociaux.
Coût du présentisme
A défaut de bien diagnostiquer la situation et d’adopter une démarche de prévention collective, le dirigeant risque de mettre en danger la santé mentale de ses salariés. Ce qui, en cas d’accident grave, peut se traduire par une mise en cause de sa responsabilité. Par ailleurs, les RPS peuvent avoir un effet sur la compétitivité de l’entreprise en cas d’absentéisme ou de présentisme. Lequel se caractérise par une baisse de productivité et de créativité des employés, une augmentation des accidents du travail et des troubles musculosquelettiques (TMS) liés au stress.
A la faveur des campagnes nationales de sensibilisation, la plupart des grandes entreprises et des grosses PME-PMI ont pris la mesure de ce danger (voir l’enquête de l’Anact). En témoigne C. Charrier, consultant de Psya, un cabinet qui travaille depuis quatorze ans sur les RPS. « Au départ, nous étions mobilisés sur la prise en charge des RPS. Aujourd’hui, nous nous situons en amont sur la prévention primaire. Il s’agit désormais d’éviter que les RPS ne se transforment pas en troubles. » De quoi créer les conditions d’un véritable marché. Derrière les cabinets les plus connus du marché que sont Psya, Stimulus et Technologia. L’offre s’est élargie avec l’arrivée de CSP, Socotec mais aussi de plus petites structures comme Jelison ou 3P Recrutements et Formations. « A l’heure actuelle, les demandes proviennent aussi bien des CHSCT qui considèrent que l’entreprise ne prend pas suffisamment en compte les RPS, que des entreprises qui, dans le cadre de leur politique de responsabilité sociétale, prennent la décision d’évaluer leurs RPS », constate Catherine Bertin, consultante au sein du CSP, entreprise de formation et de conseil.
Du côté de leurs clients, les entreprises les plus avancées sont, bien sûr, celles qui ont adopté une politique de développement durable. Parmi lesquelles on retrouve Danone, Dupont de Nemours, EDF, Institut français du Pétrole (IFP) et PSA, qui ont adopté des mesures de prévention collective et en observe les effets à l’aide de tableaux de bord. A titre d’exemple, le constructeur automobile a mis en place un dispositif d’évaluation et de suivi du stress sur tous ses sites. De son côté, EDF suit l’absentéisme par pathologie, alors qu’IFP tient un suivi trimestriel du turn-over, des arrêts de travail et du présentéisme.
Pour initier de telles démarches, l’INRS invite les entreprises à mener une première phase de diagnostic qui va contribuer à faire émerger les RPS, notamment par la collecte d’indicateurs disponibles dans les entreprises. Ces derniers se répartissent en deux catégories. Ceux qui ont trait au fonctionnement de l’entreprise, et ceux portant sur la santé et la sécurité des salariés. Dans le premier cas, il s’agit, par exemple, de mesurer l’absentéisme, le turn-over, les défauts de qualité ou de fabrication, etc. Dans le second cas, les indicateurs de santé portent sur le nombre d’accident du travail, les maladies professionnelles, les phénomènes de violence, les situations graves… La collecte de ces indicateurs alimente un tableau de bord qui donne une première grille de lecture aux entreprises.
Etude Sumer
Pour Jean-Louis Bonhomme, président de Jelison Consulting, spécialisé en sécurité et prévention des risques, cette étape est importante car elle permet de caractériser le contexte. « Il s’agit d’une démarche qui doit être menée avec les représentants de l’entreprise. De manière à bien comprendre les objectifs de la démarche et le contexte. » En fonction des éléments recueillis, sera définie la méthodologie à suivre.
« Ces indicateurs doivent être positionnés par service, par site ou par département à l’intérieur de l’entreprise ce qui permet de comparer des groupes entre eux de sorte à révéler une disparité dans les situations », poursuit le consultant qui a pour client des grandes entreprises mais aussi des collectivités locales.
Pour affiner son prédiagnostic, le consultant compare les données de l’entreprise avec celles de son secteur en exploitant les données d’accidentologie des Caisse d’assurance retraite et de santé au travail (Carsat) et les résultats de l’étude Sumer 2003. Copilotée par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) et la DGT (Inspection médicale du travail), cette dernière se base sur les réponses aux questionnaires remis aux salariés lors de leur visite chez le médecin du travail. L’étude Sumer décrit ainsi les contraintes organisationnelles, les expositions professionnelles de type physique, biologique et chimique auxquelles ils sont soumis.
Les dates clés de la prévention des RPS
2002 : la loi de modernisation sociale 2002-73 du 17 janvier 2002 précise qu’il incombe à l’employeur d’assurer la santé physique et mentale des salariés et introduit la notion de harcèlement moral.
2008 : la France signe le 2 juillet 2008 un accord national interprofessionnel sur le stress au travail et ce, en application de l’accord sur le stress au travail signé le 8 octobre 2004 par les partenaires sociaux européens dans le cadre de l’article 138 du Traité CE.
2009 : Xavier Darcos, ministre de la Santé, lance le 9 octobre 2009 un plan d’urgence pour la prévention du stress avec obligation de négocier des mesures dans les entreprises de plus de 1 000 salariés. Les PME et TPE ne sont pas en reste puisque le ministre demandera que des actions d’information sur les risques psychosociaux, les outils de diagnostic et les indicateurs d’action se mettent en place avec l’appui de l’Anact, de l’INRS et des services de santé au travail.
2010 : l’accord interprofessionnel du 26 mars 2010 sur le harcèlement et la violence au travail vise à une meilleure sensibilisation et une formation adéquate des responsables hiérarchiques et des salariés.
Questionnaires individuels
Bien sûr, cette démarche de prévention collective s’applique aussi bien aux grandes entreprises qu’aux PME et TPE, comme le rappelle Laura Chambron, consultante au cabinet 3p Recrutements et Formations. « Je forme les chefs d’entreprise à diagnostiquer leur climat social en les aidant à collecter les indicateurs et à bâtir une grille de lecture que j’affine avec des questionnaires. » Une fois le tableau de bord réalisé, il va être complété par une étude menée de manière anonyme auprès des salariés. Les questions portent sur les individus eux-même (âge, sexe, poste, ancienneté, niveau d’études, type de contrat de travail) et sur leur environnement de travail (taille du bureau, présence ou non de lumière naturelle, etc). A cela s’ajoutent des questions plus subjectives : dans l’exercice de mon poste, ai-je l’impression d’en faire trop ou pas assez, ai-je les compétences nécessaires par rapport à ce qu’on me demande, quelles sont mes relations aux travail, puis-je compter sur les autres ? « Une fois ces réponses compilées, j’obtiens des statistiques qui montrent d’où proviennent le stress et le malaise social et quels sont les points d’améliorations », résume la consultante.
L’étape du questionnaire anonyme réalisé en interne est stratégique pour approfondir le diagnostic car il contribue à évaluer les niveaux de stress, repérer les sources et identifier les salariés les plus exposés. « Il n’est pas indispensable d’interroger tous les salariés, on peut mener cette enquête interne auprès de groupes de salariés représentatifs qui auront été identifiés lors du prédiagnostic », estime Jean-Louis Bonhomme.
Pour réaliser ce type d’études, plusieurs tests sont disponibles. Parmi les plus courants, citons le test Cohen qui travaille sur l’échelle du stress perçu, EVA (échelle visuelle analogique du stress), HAD (Hospital Anxiiety Depression Scale), sans oublier Karasek (Job Content Questionnaire) et Siegrist. « En combinant ces deux modèles, nous mesurons le ressenti du salarié en situation de travail », explique le président de Jelison Consulting. L’avantage d’utiliser ces questionnaires est de faire des comparaisons par rapport aux études Sumer. « Avec Siegrist, nous recherchons l’équilibre ou le déséquilibre entre effort et récompense tandis que Karasek porte sur les situations de stress, de déséquilibre entre l’aptitude d’une personne telle qu’elle le ressent et le travail demandé au plan qualitatif et quantitatif. »
De son côté, le CSP fait intervenir dans les entreprises des consultants qui travaillent avec leur propre questionnaire portant sur 150 questions. « Il s’agit de deux chercheurs de l’université de droit et santé de Lille qui ont développé un logiciel qui traite les réponses en utilisant des outils d’analyses statistiques complexes », indique Catherine Bertin du CSP. Gros intérêt de cette démarche, elle détermine des indicateurs qui vont donner aux dirigeants une probabilité de déclenchement du risque.
Le traitement des questionnaires peut conduire les consultants à mener des entretiens individuels ou en petits groupes afin d’approfondir encore leur diagnostic et savoir comment les salariés mènent leur activité et détecter s’il y a un risque et quelle en est la source. « Nous créons des groupes de métiers avec les salariés impliqués. Ces entretiens peuvent être menés ensemble ou séparément avec leurs managers », poursuit la consultante.
Une fois les risques cartographiés, il s’agit de construire le plan d’action qui tiendra compte des points positifs exprimés par les salariés : l’esprit d’équipe, le soutien social, la fierté d’appartenance, la volonté de contribuer au développement de l’entreprise, etc.
Groupe pluridisciplinaire
L’élaboration et le déroulement de cette démarche de prévention collective des risques psychosociaux doit se faire avec le soutien d’un groupe projet, représentatif de l’ensemble des salariés concernés. Ces représentants seront appelés à participer à la formulation des pistes d’actions et assurer leur suivi et leur évaluation. « Les risques psychosociaux étant multifactoriel, il est important que l’entreprise adopte une approche pluridisciplinaire », insiste Mathieu Cheval, consultant au sein de l’institut Socotec, la branche conseil de la société de contrôle technique éponyme. Ce dernier recommande d’y inclure le service ressources humaines, les managers de proximité, le service santé au travail, les partenaires sociaux et les chefs d’établissements. « Ce groupe aura, entre autres, pour mission de préparer en amont les questionnaires individuels et de définir les thématique à aborder », poursuit le consultant qui insiste sur la nécessité d’anticiper sur l’exploitation du diagnostic pour ne pas générer de frustration chez les personnes sondées.
Par ailleurs, il est tout aussi important de former les membres de ce groupe aux RPS. C’est notamment le cas chez Dupont de Nemours. Son comité est chargé de faire un diagnostic et des indicateurs, d’harmoniser les pratiques existantes et de parfaire l’intégration des RPS dans les documents uniques de chaque site en dégageant des axes d’intervention prioritaires.
Cette démarche est d’autant plus exemplaire que l’intégration des RPS dans le document unique n’est pas encore monnaie courante. D’abord, cette question est encore tabou dans bon nombre d’entreprises. Ensuite, l’évaluation des risques peut amener à fusionner ou à segmenter des unités de travail. Enfin, cela suppose d’avoir des indicateurs pertinents pour suivre son évolution. Il reste encore un gros chantier de réflexion sur ce sujet.
Pour en savoir plus
Le site « Mieux vivre au travail » opéré par l’Anact relaie les résultats de la campagne européenne « Work in tune with lie » menées dans 18 pays européens. Près de 2 000 entreprises ont répondu à un questionnaire en ligne pour évaluer leurs politiques de prévention des risques psychosociaux. En France, 431 entreprises ont entamé cette démarche. Près de la moitié d’entre elles déclare ainsi avoir lancé une action en matière de risques psychosociaux. Cependant, le score moyen des entreprises françaises est inférieur à celui des entreprises des autres pays européens (39 contre 53 en moyenne).
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