Interview Marc Camiolo, à la fois ‘‘sociologue du risque’’ et fondateur d’une école de conduite expérimentale à Forbach et Metz (Moselle).
Pourquoi avez-vous traduit cet ouvrage ?
Dans le cadre de ma thèse de sociologie du risque que j’ai soutenue à l’université de Strasbourg l’année dernière, mon terrain de recherche a porté sur l’éducation routière, c’est-à-dire sur l’univers de l’auto-école que j’ai créée. Bien sûr, mon travail traite de la sécurité dans les auto-écoles ou dans la conduite routière en général. En ce qui concerne la sociologie du risque, je me suis intéressé à l’ouvrage de Gerald Wilde car il démontre que nous vivons dans une idéologie illusoire de la sécurité qui est proche d’une religion : on aimerait croire que beaucoup de choses fonctionnent en termes de réduction des risques. En fait, c’est faux. Par exemple, le code de la route n’a pas d’efficacité sur la réduction des accidents. On ne peut pas non plus maîtriser les risques au travail tels qu’on le croit. A cet égard la théorie de Gerald Wilde dit que les usagers veulent garder une niveau de risque cible stable.
Qu’entendez-vous par là ?
Si, pour une raison ou une autre, on nous donne davantage de moyens de protection qu’on en veut réellement, on va changer son comportement de façon à ce que, au bout du compte, le niveau de risque reste stable. Regardez l’ABS sur les voitures. Une étude a été menée sur Munich sur 300 chauffeurs de taxi d’une même entreprise où 150 ont été équipés de cette innovation et pas les autres. Pendant 3 ans, on a suivi et comparé les comportement des chauffeurs dans les deux groupes. On s’est rendu compte que les taxis avec ABS ont eu plus d’accidents que les autres. Contrairement à ce qui était attendu. On a alors interrogé les chauffeurs. Conscient du fait qu’ils avaient l’ABS, ils se sont autorisés à conduire plus près des autres voitures qui les précédaient et plus rapidement. Ils ont réajusté leur niveau de risque en réaction à la protection supplémentaire qu’on leur avait fournie. Gerald Wilde cite 200 à 300 études de ce genre qui portent sur l’usage des préservatifs, des casques à moto, des cigarettes light… Au bout du compte, si les taux d’accidents baissent, ce n’est pas pour les raisons auxquelles on se serait attendu.
Et pourquoi les gens veulent-ils que leur risque cible soit stable ?
Nous voulons tous un niveau de risque stable car le but de la vie n’est pas de réduire les risques. Chacun veut surtout optimiser ses risques pour maximiser ses gains. Le chauffeur de taxis ne veut pas réduire ses risques mais les optimiser. Cela signifie maximiser ses gains : aller plus vite pour avoir plus de clients tout en diminuant ses éventuelles pertes (accidents, ennui…). A risque égal, s’il peut augmenter sa productivité par des moyens techniques, il le fera.
Les professionnels de la sécurité se trompent-ils ?
Malgré leur matière grise, leurs connaissances et leur culture… ils oublient une chose majeure : la demande des usagers. L’ABS est obligatoire mais il n’y avait pas de demande de cette protection supplémentaire. Logiquement, tous le usagers changent de comportement en conséquence. Comme les innovations techniques sont implantées socialement avant qu’on en évalue les effets, on a toujours un train de retard sur ce qui se passe réellement. Par exemple, chacun est dépendant de son smartphone sans vraiment être conscient de ses effets négatifs sur la santé.
Les équipements de protection et de sécurité sont-ils alors inutiles ?
Ils ont une utilité : augmenter la productivité… mais pas la protection. En revanche, comme on améliore la productivité, il y a un engouement social pour ses équipements. Pour justifier ces mesures, on en reste à la croyance que c’est efficace alors que cela ne l’est pas.
Comment gérer le risque cible en période de crise ?
Par définition, le risque est aléatoire. Tandis que la gestion tend vers le contrôle et la maîtrise. Donc l’expression ‘‘gérer le risque’’ est un oxymore. Néanmoins Wilde donne des pistes. Il développe la conception de ‘‘l’expectationnisme’’ (‘‘Expectation’’ en anglais) qui consiste à augmenter la valeur perçue du futur. Par exemple, les mesures de motivation à la sécurité comme les primes à ceux qui qui n’auront pas eu d’accident dans l’année. Les gens qui ont une valeur perçue négative de leur avenir auront moins tendance à se préserver. Et inversement.
Comment développer la sécurité et la santé au travail sans générer d’effet pervers ?
Il faut associer les gens de terrain aux prises de décisions concernant leur santé et leur sécurité au travail et leur laisser la décision finale. Au lieu de l’imposer par le haut. Les ‘‘sauveurs’’ institués en prophètes se mettent le doigt dans l’œil. Il n’y a rien de pire que les ‘‘bonnes pratiques’’ car nous sommes tous différents. Et il n’y a jamais une seule manière de bien faire mais plusieurs. Dans ce contexte, ne pas se soucier de l’autre au travail est inhumain. S’en sourcier trop est étouffant. Il y a des seuils où les effets s’inversent et les protections deviennent contre-productives.
Appliquez-vous ces théories à l’auto-école que vous dirigez ?
Oui. Je ne reçois personne qui veut passer son permis mais des gens qui veulent se former à une conduite sûre. Mes actions sont constamment évaluées. Avoir conscience de ses propres limites est toujours utile. Cela rend heureux.
Erick Haehnsen
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