L'entrée en vigueur progressive de la réglementation au sujet du compte pénibilité constitue une occasion de s'intéresser à un sujet encore trop souvent méconnu : la pénibilité spécifique du travail féminin.
Bruit, port de charges lourdes, travail de nuit, … S’il est encore trop tôt pour préjuger des résultats du compte pénibilité, qui vient tout juste d’entrer en vigueur, la cause semble entendue : l’immense majorité des emplois concernés par les facteurs de pénibilité qu’il devra comptabiliser seront des emplois masculins, essentiellement situés dans l’industrie, la logistique, et le BTP. Les femmes seraient-elles alors exemptes de travaux pénibles ? Impossible de tirer des conclusions aussi hâtives. Car ce constat peut aussi résulter d’un simple biais statistique : « Les critères de pénibilité réglementairement reconnus concernent en majorité des emplois qu’occupent des hommes », estime ainsi Florence Chappert, responsable « Genre, santé et conditions de travail » à l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact).
Et, de fait, les statistiques de maladies professionnelles et d’accidents du travail sont bien moins roses qu’on ne pourrait le croire : « Si le nombre d’accidents du travail est encore deux fois moindre pour les femmes que pour les hommes, il a progressé de 24,6% entre 2000 et 2013 tandis que celui des hommes diminuait de 28,7% pour la même période », remarque Catherine Labbé, chargée de mission à l’Agence régionale pour l’amélioration des conditions de travail (Aract) de Basse-Normandie. Quant aux maladies professionnelles reconnues, leur nombre est désormais équivalent pour les hommes et les femmes, ayant bondi de 161,5% pour les femmes, et de 79,1% pour les hommes. Les préventeurs s’accordent à le reconnaître : la pénibilité du travail féminin est très différente de celle du travail masculin. Et, souvent, bien moins visible.
Selon l’enquête Sumer 2010, qui évaluait l’exposition des salariés à dix critères de pénibilité, 30,8% des femmes, – contre 46,2% des hommes – sont exposées à au moins une pénibilité. Et 4,8% à au moins trois facteurs de pénibilité, contre 14,1% des hommes. S’il semble donc, a priori, moins pénible que celui des hommes, le travail des femmes n’est cependant pas dépourvu de souffrances potentielles. Dans l’industrie, par exemple, les femmes sont plus souvent exposées aux cadences répétitives – souvent vecteurs de troubles musculosquelettiques (TMS) – que les hommes : elles sont 18,5% dans ce cas, contre 9,5% des hommes. Plus de 53% des TMS d’origine professionnelle sont féminines et moins de 47% masculines.
30% des femmes exposées à la pénibilité. « Mais les entreprises ont naturellement tendance à s’attaquer en priorité aux risques « lourds » qui sont les plus visibles. Elles voient moins les risques des situations « plus légères » . Or ce sont ces risques qui concernent davantage les femmes. Et ils sont plus difficiles à remarquer », constate Catherine Labbé. Ainsi, dans une imprimerie, l’Anact avait-elle comptabilisé qu’à la fin de la journée, les femmes, contraintes toutes les 45 secondes d’attraper des piles de cahiers de quelques kilos, avaient porté parfois jusqu’à environ 11 tonnes ! Tous secteurs confondus, les femmes sont aussi, beaucoup plus nombreuses à passer plus de 20 h sur écran par semaine : 27,3% contre 18,4% pour les hommes. En matière de risque chimique, les femmes sont plus de 30% – soit deux fois plus que les hommes – à être exposées à des agents dangereux pour la santé.
Les femmes oeuvrent aussi, plus souvent que les hommes, dans des organisations du travail potentiellement pénibles : des horaires fragmentés (dans la distribution par exemple) mais aussi des environnements de travail potentiellement agressifs. Occupant, plus souvent que les hommes, des emplois en relation directe avec le public, elles sont ainsi 17,8% – contre 12,9% pour les hommes – à avoir été victimes d’au moins d’une agression verbale de la part du public dans le cadre de leur travail. « Toutes les enquêtes montrent que les femmes sont également plus exposées aux risques psychosociaux (RPS). Mais ces derniers ne sont pas considérés comme des facteurs de pénibilité. Les stéréotypes de genre persistent : prendre soin des autres, être accueillante… sont autant de qualités féminines naturelles, donc nul besoin de soutien pour cela. »
Des métiers aux risques encore largement méconnus. La concentration des femmes dans une douzaine de métiers extrêmement féminisés (entretien ménager, commerce, aides-soignantes, infirmières, enseignantes, puéricultrices, etc.) a aussi des conséquences en termes de prévention : les risques, dans ces métiers, sont moins connus que ceux des hommes travaillant dans des secteurs plus anciens et où les sollicitations physiques sont bien plus évidentes.
Et pourtant « ce sont des métiers où les accidents du travail et les maladies professionnelles augmentent très rapidement », relève Florence Chappert. « Ainsi, dans le secteur de l’aide à domicile, essentiellement féminin, les manutentions sont nombreuses et les postures parfois très pénibles, comme le retournement de personnes dans leur lit. D’autant que nombre de familles rechignent à investir dans des équipements plus ergonomiques, explique Cécile Héaulme, consultante qualité, sécurité et environnement au sein de IQSE, une structure d’intervenants en prévention des risques professionnels. Dans les crèches, le personnel est contraint de se mettre à hauteur d’enfants en permanence. Ce qui peut être très fatiguant. Bien souvent, également, il est impossible de prendre des pauses sans entendre le bruit des enfants. Cela provoque un sentiment de culpabilité des personnes et les incitent à rejoindre leur travail plus rapidement. » D’où un moindre développement, encore, des moyens de prévention (cf encadré sur les crèches). Mais ces contraintes posturales se retrouvent aussi dans les métiers de femmes de chambre dans les hôtels, par exemple, où les contraintes de temps sont en outre très présentes.
A contraintes similaires, hommes et femmes réagissent différemment. Enfin, soumis aux mêmes contraintes, les organismes féminins et masculins ne réagissent pas toujours de la même façon. Ainsi lorsque les femmes sont exposées à des tâches pénibles, le risque de maladies cardio-vasculaires et d’hypertension est plus accru que chez les hommes. Par ailleurs, la station debout a aussi plus de répercussions sur les morphologies féminines. De même, le travail de nuit aurait des conséquences en termes de cancer du sein.
Des parcours professionnels moins variés. Mais surtout, relève Florence Chappert, « si la pénibilité du travail des hommes a tendance à diminuer avec l’avancement en âge, elle reste stable pour le travail des femmes, d’après l’enquête Sumer. » Autrement dit, les femmes restent plus longtemps prisonnières de situations pénibles.
« Le secteur de l’aide à domicile en constitue un bon exemple, explique Cécile Héaulme. Même si le travail ne rentre pas forcément dans les critères de pénibilité reconnus, les femmes ont très peu de perspectives d’évolution et vont passer toute leur carrière dans des postes malgré tout pénibles. » C’est le cas du personnel des crèches ou des professeurs (majoritairement féminins), par exemple. Or, aussi épanouissant soit leur travail, il n’en comporte pas moins des sollicitations physiques et psychologiques importantes.
Autrement dit, si la pénibilité des emplois masculins est souvent occasionnée par des tâches difficiles et pénibles, celle des emplois féminins trouve souvent aussi sa source dans des parcours professionnels différents. « Du reste, les femmes connaissent plus souvent des parcours professionnels stables, voire descendants, que les hommes », constate Catherine Labbé.
Une indispensable réflexion sur la mixité des métiers. La meilleure prévention passe alors par une réflexion sur la mixité des postes dans l’entreprise : « Une entreprise n’est pas mixte parce qu’elle compte autant de femmes que d’hommes. Si les femmes sont confinées à certaines tâches et les hommes à d’autres, ce n’est pas de la mixité ! », fait valoir Catherine Labbé. Souvent, les femmes restent dans des services où elles effectuent des tâches répétitives, et où les hommes, eux, ne font que passer, en route vers un autre poste. Telle était la situation dans l’imprimerie Corlet, en Basse Normandie, où l’Anact est intervenue il y a quelques années : les femmes restaient à manipuler les lots de cahiers pendant des années, quand les hommes évoluaient vers d’autres tâches. La raison du blocage des carrières féminines était simple : la progression se faisait via un poste si exigeant physiquement qu’il était fermé aux femmes. « Il a donc fallu réfléchir à d’autres parcours de progression dans l’entreprise », explique Florence Chappert. Mais réduire la pénibilité des postes masculins pour les ouvrir aux femmes constitue également une solution pour sortir certaines femmes de métiers dont elles deviennent prisonnières. La réflexion a été similaire dans la Biscuiterie de l’abbaye (voir encadré). « Bref, il est temps de regarder la pénibilité avec les lunettes du genre », conclut Florence Chappert.
Catherine Bernard
Enrichir les tâches féminines pour réduire la pénibilité
Avec 220 recettes de biscuits différentes, la Biscuiterie de l’Abbaye, basée à Lonlay-l’Abbaye (Orne), n’a pas automatisé la partie « conditionnement » de sa ligne de production. « Les sablés arrivent sur une ligne et le personnel alimentent des machines qui vont mettre les produits en sachets », explique Christèle Genissel, adjointe au service méthodes, chargée de l’amélioration des conditions de travail.
Des tâches sources de douleurs aux coudes, aux épaules, aux poignets et au dos pour le personnel essentiellement féminin. « Les hommes, eux, ne restent jamais longtemps sur poste », constate Christèle Génissel. Depuis 2008, des cellules spéciales permettent de travailler, avec le personnel, sur des améliorations continues : refonte de lignes pour les rendre plus accessibles, notamment en profondeur, mise en place de plate-formes adaptables à la taille des opératrices, tapis anti-fatigue pour rendre les stations debout moins pénibles, lève-palettes électriques, etc. Bref, différentes améliorations ont été apportées. « Nous avons aussi, sur certaines fonctions, instauré une certaine polyvalence. Les personnes changent de poste toutes les 30 minutes afin de varier les postures et les contraintes », explique Christèle Génissel. Pour les tâches très pénibles où, humainement, il semblait impossible d’alléger les contraintes, des robots ont été installés « en veillant à communiquer sur la raison de leur installation, et à reclasser les personnes concernées dans d’autres fonctions », poursuit la chargée de l’amélioration des conditions de travail.
Mais l’entreprise n’a pas fait l’économie d’une réflexion sur la mixité des tâches : souvent, les opératrices devaient attendre l’intervention de chargés de maintenance en cas de blocage des lignes et donc, ensuite, augmenter les cadences pour rattraper leur retard. « Désormais, les conducteurs ou conductrices machines peuvent se former à différents niveaux de maîtrise de la maintenance. Ce qui enrichit leur poste mais allège aussi ces contraintes », explique Christèle Génissel. En revanche, les postes de pétrisseur-boulanger de l’entreprise restent, pour l’instant, masculins malgré l’allègement progressif du poids des sacs à porter. La mixité est décidément un long chemin !
Des crèches accueillantes aussi pour le personnel
Avec, désormais, plus de 20 crèches, Rigolo comme la vie, basée à Roubaix, est une structure d’accueil pour les enfants de 3 mois à 5 ans. Ce sont aussi des lieux de travail pour quelque 400 personnes. « En général, les crèches sont extrêmement accueillantes et animées par des personnes passionnées par leur métier », note Laurence Six, qui gère le réseau. Mais elle le reconnaît : ce travail peut aussi se révéler fatiguant. « Si le personnel n’a pas la pression du « chiffre », il est exposé au bruit (les cris des enfants) et se doit d’être toujours extrêmement vigilant. En outre, il doit se mettre en permanence à hauteur d’enfants », poursuit Laurence Six.
Pour pallier ces problèmes, le personnel bénéficie de formations aux gestes et postures. Et, dès qu’ils peuvent marcher, les enfants empruntent un petit escalier pour monter sur leur table à langer, évitant ainsi au personnel de les porter. De même, les lits sont à hauteur d’adulte pour éviter les postures trop pénibles. Dans certaines structures, le personnel bénéficie également de fauteuils construits sur de mini-roulettes pour se trouver à hauteur d’enfant en évitant d’être accroupi.
Les locaux sont conçus pour que les parties techniques donnent sur les salles de vie, facilitant les déplacements, mais aussi la vigilance – et limitant donc le stress. Lorsque la taille de la structure le permet, les locaux de pause sont séparés des autres afin d’offrir un isolement reposant. Une fois par mois, des psychologues interviennent pour aider le personnel à gérer les situations difficiles (relations avec les familles notamment), et, surtout, à apprendre à travailler en équipe pour limiter les situations difficiles.
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