Les premières déclarations pour le compte pénibilité viennent d'être envoyées à l'administration. En attendant l'entrée en vigueur des six derniers facteurs, en juillet prochain, l'heure est aux mesures.
Après des années de discussions et d’ajustements – les derniers décrets ont été publiés le 31 décembre 2015 !-, le compte pénibilité est devenu une réalité. En effet, les entreprises concernées ont dû faire leur déclaration aux Caisses d’assurance retraite et de santé au travail (Carsat) en janvier dernier via la Déclaration automatisée des données sociales (DADS) ou la Déclaration sociale nominative (DSN). Du moins pour les quatre premiers facteurs pris en compte : travail en milieu hyperbare, travail de nuit, travail en équipes alternantes successives, et gestes répétitifs. Reste à préparer la prochaine échéance. A savoir l’entrée en vigueur, au 1er juillet 2016, des six derniers facteurs reconnus par la loi : le bruit, les postures pénibles, les températures extrêmes, les manutentions manuelles, les agents chimiques dangereux et les vibrations mécaniques. Alors que les seuils sont désormais précisés et l’environnement réglementaire stabilisé, il reste donc, pour les entreprises, à déterminer si leur personnel est, ou non, exposé.
Entreprises, le temps des mesures
Les grandes sociétés sensibilisées au sujet sont en général déjà prêtes. Tel est le cas du chimiste Akzo Nobel. « Je fais un suivi des expositions aux agents chimiques depuis longtemps, explique Eric Choplin, responsable HSE de l’unité Powder Coating d’Akzo Nobel. Je fais notamment des mesures concernant les vibrations ainsi que la manutention manuelle de charges. A cet égard, nous avons informé les agences d’intérim des facteurs de pénibilité concernés. » Bref, l’entreprise, qui avait mis en place un plan pénibilité dès 2012 – bien que n’y étant pas obligée – se sent presque fin prête.
Chez Kubli, fabriquant de bonbons traditionnels dans la région parisienne, qui compte moins de 20 salariés, le PDG, Gilles Duault avoue ne pas toujours bien savoir comment s’y prendre. « En ce qui concerne la manutention de charges lourdes, je suis sûr de ne pas dépasser, et de loin, les seuils d’exposition. En revanche, j’en suis moins certain en matière de bruit. J’ai pourtant beaucoup investi pour réduire le bruit des différentes machines de l’atelier qu’il s’agisse des tamis ou des compresseurs. Malgré tout, quelques machines continuent, du moins parfois, à être bruyantes. J’ai donc acheté il y a quelques jours un sonomètre, pour calculer l’exposition de mon personnel. Il va falloir désormais faire des calculs avec et sans EPI [équipements de protection individuelle, NDLR] », explique-t-il. Autre interrogation du chef d’entreprise : « Le fait de travailler régulièrement sur des pâtes chaudes – une centaine de degrés – expose-t-il des salariés à des températures extrêmes (l’un des facteurs de pénibilité reconnus par la réglementation) ? » A priori non, puisque les seuils concernent les seules températures ambiantes. Cependant, le PDG aimerait en avoir une confirmation juridique.
Cependant, tous ces facteurs sont parfois très difficiles à appréhender par les entreprises. « Tout d’abord, la culture de la sécurité et de la santé au travail est très variable d’une PME-TPE à l’autre. Ensuite, certains facteurs ne peuvent parfois être mesurés que par des spécialistes », explique Frédéric Caillaud, directeur métier HSE chez Bureau Veritas France.
« Il en va ainsi du facteur « bruit ». En effet, il suffit d’un bruit de 110 dB pendant quelques minutes en fin de journée pour que le niveau sonore moyen subi sur 8 heures passe au-dessus du seuil de 81 dB », reprend Frédéric Caillaud.
Des référentiels à construire. Pour les PME, la solution consiste alors souvent à s’adresser à leur syndicat professionnel. Ainsi le confiseur Kubli s’est-il tourné, par exemple, vers Alliance 7. Mais tous les syndicats professionnels n’ont pas nécessairement une vision vraiment claire des choses. Suite au rapport Sirugue-Huot-De Virville, remis au Premier ministre en mai 2015, la possibilité a été donnée aux branches de définir des référentiels par métier, homologués par l’État et opposables en cas de contentieux. « Ce seront donc des outils précieux qu’il faut encourager », estime Camille-Frédéric Pradel, du cabinet Pradel avocats .
Mais comment construire ces référentiels ? « Il s’agit de déterminer des groupes d’exposition homogènes aux facteurs de pénibilité, explique Bernard Cottet, directeur général de Didacthem, intervenant en prévention des risques professionnels et dont la démarche pionnière a été prise pour exemple dans le rapport Sirugue-Huot-De Virville. Dans le secteur du machinisme agricole, que nous avons étudié en 2012, nous avons calculé l’exposition aux facteurs de pénibilité d’emplois dits « repères ». Dans la branche des distributeurs de boissons, nous avons procédé différemment et confectionné des fiches correspondant à des tâches comme la réception ou la préparation des commandes… Selon le type d’entreprise, les personnes sont soit dédiées à une tâche soit polyvalentes. » Une chose est sûre : réaliser les référentiels constitue un travail long mais le jeu en vaut la chandelle puisqu’il s’agit d’éviter la répétition des mesures dans les entreprises, et d’autant plus précieux que les branches sont constituées de petites ou très entreprises avec des organisations similaires (coiffure par exemple).
Des branches parfois timides
Problème : « Aucun référentiel n’est aujourd’hui opérationnel », explique Camille-Frédéric Pradel. En effet, les décrets d’application n’ont été publiés qu’au 31 décembre 2015 et la commission chargée de l’homologation n’est pas encore constituée. Du reste, toutes les branches ne semblent pas aussi volontaires pour en concocter. « Nous avons proposé de réfléchir de façon paritaire à ces référentiels avec les 7 branches que nous couvrons, assure Vincent Bottazzi, secrétaire national de la fédération Métallurgie de la CFDT. Nous n’avons pas eu de réponse de l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM). En revanche, d’autres branches ont réagi plus positivement. Les services automobiles ont ainsi décidé de consacrer des moyens importants pour mieux identifier, de façon paritaire, les situations de pénibilité. »
Bref, timidement, les choses se mettent en place. En témoigne le cabinet Didacthem qui travaille sur la définition de référentiels avec la Confédération française du commerce interentreprise (CGI) qui, forte du regroupement de 56 fédérations professionnelles, représente l’ensemble du commerce de gros, du négoce et du commerce International, soit 120 000 entreprises. Dans la chimie, Eric Choplin attend des référentiels pour le mois de juin. Mais il s’interroge : « Les référentiels seront-ils vraiment représentatifs de la situation dans mon entreprise ? La même fonction peut en effet être exercée de façon tout à fait différente dans deux entreprises. » Chez Bureau Veritas, Frédéric Caillaud tempère : « Les seuils ont été fixés à un niveau assez élevé. Du coup, et d’après nos observations dans les grands groupes, il est rare que des conditions de travail même différentes d’un site à l’autre, fassent passer, pour un même métier, d’une situation de non-pénibilité à des situations de pénibilité. Ou, si c’est le cas, c’est pour des raisons qu’il est aisé d’appréhender comme le port d’un EPI dans un cas et non dans un autre, par exemple. »
Des logiciels adaptés. Pour y voir plus clair, émergent des logiciels qui offrent aux entreprises un outil leur permettant d’affecter à chaque tâche les pénibilités observées dans les référentiels, tout en les pondérant en fonction des particularités de l’entreprise d’une part et des mesures de prévention prises, de l’autre. « Selon la qualité du sol, le niveau de vibrations auxquelles est exposé un cariste sera différent », fait valoir Bernard Cottet. Et, bien entendu, l’existence d’aides au levage, par exemple, modifiera les tâches de manutention manuelle dans un entrepôt ou une usine
A cet égard, Didacthem, qui commercialisait déjà un outil de prédiagnostic de pénibilité, a aussi développé en mode SaaS (Software as a Service), autrement dit en mode locatif sur Internet, un logiciel baptisé G2P permettant à chaque entreprise de tracer la pénibilité de ses salariés à partir des référentiels mis au point par la branche et en les pondérant en fonction de l’activité réelle de son personnel. G2P prend aussi en compte les équipements et les mesures de prévention. Pour sa part, Gamma Software, éditeur du logiciel Winlassie qui, depuis 18 ans, permet de gérer les risques en santé, sécurité, environnement et qualité des entreprises, a enrichi son offre d’un module « pénibilité » développé en association avec le cabinet Pradel Avocats. « L’entreprise peut ainsi intégrer et moduler les référentiels de sa branche. Elle peut aussi calculer, en fonction de sa situation particulière, les expositions aux facteurs de pénibilité pour chaque salarié. Le logiciel permet alors d’assurer la sécurité juridique grâce à une traçabilité exhaustive des informations. Ce qui est primordial », explique Alexandre Buffard, président de Gamma Software.
Un nouveau pan du droit. Une fois ces mesures réalisées, idéalement avant le 30 juin prochain et au plus tard au 31 décembre 2016, deux autres resteront à accomplir. Il s’agira tout d’abord de réfléchir aux moyens pour prévenir encore davantage la pénibilité. Ensuite de préparer les mesures compensatoires dont pourront bénéficier les salariés exposés. Les discussions porteront sur les formations, le reclassement, le temps partiel ou sur une plus grande polyvalence. Et là non plus, tout n’est pas encore précisé par les textes : « Avec la pénibilité, c’est un pan entier du droit qui se crée, estime Camille Pradel. Il va bien évidemment falloir du temps pour stabiliser les choses. »
L’usure professionnelle n’est pas toujours là où on l’attend. Spécialisée dans la maintenance industrielle, AQMO est une société de 110 salariés répartis sur trois établissements : Pau, Toulouse et Bordeaux. Avec une poignée d’entreprises de la région, AQMO a participé, en 2014, à une initiative de l’Association régionale pour l’amélioration des conditions de travail (Aract) sur la prévention de la pénibilité et de l’usure au travail.
« Des experts sont allés filmer et parler avec nos salariés pendant leurs missions », explique Yannick Laurichesse, responsable qualité & sécurité chez AQMO. Bien entendu, les tâches de ces techniciens ne sont pas toujours faciles : souvent polyvalents, ils doivent parfois porter des outils ou pièces un peu lourdes, voire se mettre dans des postures peu confortables. « Cette pénibilité-là, cependant, est bien prise en compte. Nous avons du personnel extrêmement bien équipé », constate Yannick Laurichesse. Lors de l’enquête, les salariés n’ont pas particulièrement pointé de facteurs d’usure physique. « En revanche, l’immense majorité d’entre eux, pour ne pas dire la quasi-totalité, a mis en avant deux facteurs d’usure assez inattendus : le manque de visibilité sur l’avenir de la société – dont beaucoup craignaient qu’elle ne soit absorbée par un grand groupe. Et sur l’évolution des fonctions de chacun dans l’entreprise. » Deux éléments qui, visiblement, provoquaient une grande tension et un mal-être ainsi qu’un sentiment de réelle insécurité parmi le personnel. « Mais ce ne sont pas des facteurs d’usure reconnus par la loi puisque les risques psychosociaux ont été écartés du compte pénibilité », constate Yannick Laurichesse.
Qu’importe : l’entreprise a été reprise par ses cadres dirigeants et a fait son examen de conscience. Ensuite, son patron a communiqué à tous ses ambitions : atteindre le statut d’ETI (Entreprise de taille intermédiaire) dans les 15 prochaines années. « Du coup, chacun a pu mettre ses propres actions et réalisations au service de ce projet », explique Yannick Laurichesse. Par ailleurs, dès l’embauche d’un salarié, un plan de formation est désormais mis en place sur 4 à 5 ans, pour qu’il ait une visibilité sur l’évolution de ses compétences, de ses fonctions et de son employabilité. Le compte pénibilité des salariés, en revanche, est resté vierge !
Catherine Bernard
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