Du bruit assourdissant des machines industrielles jusqu'à l'inconfort sonore de certains bureaux, le bruit représente souvent une véritable gêne. Voire un risque avéré pour les salariés. S'en protéger est possible. Mais mieux vaut y penser dès la conception des locaux.
On y pense rarement. Et pourtant, travailler peut rendre sourd. « Du reste, la surdité est susceptible d’être reconnue comme maladie professionnelle depuis 1963 », remarque Jacques Chatillon, responsable du laboratoire de réduction du bruit au travail à l’Institut national de la recherche et de la sécurité (INRS). Et de fait, 1 044 cas de ce type de maladie professionnelle ont été reconnus en 2009. Si le chiffre est à peu près stable depuis quelques années, il marque cependant une remontée après une diminution entamée en 1985. Les premiers secteurs concernés ? La métallurgie et le BTP, qui utilisent des machines et outils très bruyants, concentrent à eux deux plus de 40 % des cas. Mais toutes les branches professionnelles sont touchées : alimentaire, chimie, commerce, transports, livre, activités de service…
Selon une étude de Sumer datant de 2003, les expositions de longue durée (plus de vingt heures par semaine) à des niveaux élevés, à savoir plus de 85 dB/(A), concernent 6,8 % des salariés. Car le bruit est partout : dans le sciage du bois ou la découpe des poissons, la mise en bouteille des boissons ou les cuisines industrielles, dans les ventilateurs des salles informatiques ou les presses d’imprimerie, sur les pistes d’atterrissage ou le long des voies ferrées, dans les restaurants ou même les hôpitaux… La liste ne cesse de s’allonger : « Si certains secteurs ont un risque connu et avéré depuis longtemps – en particulier l’industrie –, d’autres sont plus émergents. Notamment le secteur tertiaire », poursuit Jacques Chatillon.
Les centres d’appel téléphonique mais aussi les plates-formes logistiques sont particulièrement concernés. Une étude réalisée au début des années 2000 avait ainsi révélé que 20 % environ des salariés des centres d’appels étaient exposés à des niveaux sonores susceptibles d’être nuisibles. Le brouhaha des plateaux d’appel rendait nécessaire le réglage des casques téléphoniques à des volumes sonores bien trop élevés. Depuis, « la situation s’est cependant beaucoup améliorée et les personnes présentant un risque pour leur audition sont désormais extrêmement minoritaires », tempère Jacques Chatillon. De leur côté, les salariés des centres logistiques, qui préparent leurs commandes avec un système de « Voice Picking » – lequel envoie les instructions via un casque mono ou stéréo – sont aussi soumis à des environnements très bruyants. Mais pour l’instant, ces activités ne sont pas encore très représentées dans les statistiques des maladies professionnelles. En effet, comme le métier, ces technologies sont assez récentes, et les salariés concernés n’ont pas encore eu le temps – heureusement – de constater des pertes d’audition. Néanmoins, il est d’autant plus urgent d’agir car les effets du bruit peuvent être irréversibles.
Open space : nouveau générateur de bruit
Mais médecins du travail et préventeurs prennent conscience de nouveaux phénomènes : les nuisances liées à un mauvais confort sonore. « Dans les bureaux, notamment dans les bureaux paysagers ou open space, le bruit est l’une des gênes les plus ressenties par les salariés dans leur environnement de travail », note Jérôme Goust, animateur de l’association Vie quotidienne et audition, et lui-même malentendant. Dans les bureaux, les ambiances de travail sont rarement nocives pour l’audition. En revanche, elles perturbent la communication entre collègues ainsi que le transfert d’information et troublent la concentration. Car les bruits intempestifs (sonneries de téléphone, conversations inopinées, matériels bureautiques…) sont légion. Et le brouhaha de s’auto-entretenir car chacun, notamment au téléphone, hausse irrépressiblement le ton. « C’est une réaction naturelle », analyse Jérôme Goust. « Car notre audition se déroule en stéréo. Chacun de nous entend avec ses deux oreilles mais comprend avec son cerveau. Si l’on écoute son interlocuteur téléphonique d’un côté et que, de l’autre, on subit le bruit ambiant, le cerveau doit faire l’effort de décrypter les deux informations. » Au résultat, les salariés se fatiguent, stressent et perdent en productivité. D’autant que des mécanismes de défense pas toujours appropriés se développent. En particulier, lorsque les salariés chaussent le casque de leur baladeur MP3. Or, avec un niveau moyen d’intensité sonore de 90 db, celui-ci est particulièrement dangereux pour l’oreille !
Ce qui dit la réglementation
Depuis 2006, date de la transposition en droit français d’une directive européenne de 2003, la « dose » de bruit acceptable sur un lieu de travail a été abaissée. Au-dessus de 80 dB, une action devient impérative. C’est en effet le seuil d’intensité sonore qui devient dangereux pour l’oreille pour une journée de travail (huit heures par jour). A noter, huit heures d’exposition à 80 dB sont aussi dangereuses que quatre heures à 83 dB, une heure à 89 dB ou sept minutes et demi à 98 dB. Le niveau maximal de « crête » ne peut jamais excéder 140 dB.
Une démarche progressive
Pourtant, le bruit n’est pas une fatalité. « Pourquoi ne pas équiper, dans un bureau paysager, les téléphones de flashs lumineux plutôt que de sonneries ? » s’interroge Jérôme Goust. « Ou adopter des casques téléphoniques couvrant les deux oreilles. Ce qui faciliterait la concentration et réduirait le niveau sonore des conversations téléphoniques ? » Mais ces solutions, peu coûteuses et faciles à mettre en œuvre, ne traitent qu’une partie du problème. Presses, machines à découper, imprimantes, outils de chantier… Il s’agit, en premier lieu, de convaincre les fabricants de réduire le bruit émis par leurs équipements. Et les acheteurs en professionnels d’inclure le niveau acoustique dans leurs critères de choix. De la même façon que les ménages, désormais, préfèrent les lave-vaisselle ou aspirateurs silencieux.
Si cela ne suffit pas, on tentera d’isoler le bruit à la source. En installant le plus loin possible des salariés les machines émettrices de bruit, comme les imprimantes multifonction. Ou en les confinant dans un capot. Ces derniers mois, par exemple, l’INRS a travaillé sur l’encoffrement de presses à parpaings et de machines à fabriquer des enveloppes. « Mais attention : il faut penser à l’interaction homme-machine et adapter la solution à l’usage de la machine. Si celle-ci requiert une maintenance fréquente, le coffrage risque fort d’être enlevé et jamais replacé après la première intervention », prévient Fabien Krajcarz, ingénieur acousticien au groupe Gamba Acoustique, l’un des gros bureaux d’études et maître d’œuvre en matière d’acoustique professionnelle.
Des effets irréversibles
S’ils commencent par une simple fatigue auditive, les effets des intensités acoustiques trop élevées se transforment à la longue en troubles auditifs, en baisse d’audition, voire en surdité. Or, les atteintes auditives sont irréversibles. « Les bruits les plus dangereux sont les bruits impulsifs, comme ceux des marteaux-piqueurs, car ils surprennent l’oreille plus que les bruits continus, même si ceux-ci, bien entendu, sont également nocifs en cas d’exposition prolongée », explique Daniel Duminger, président de la Fédération française de santé au travail et référant de la Journée nationale de l’audition (JNA). Mais le bruit a d’autres effets délétères moins connus : « Des vertiges, liés au rôle de l’oreille dans l’équilibre, des troubles du sommeil, des sensations de fatigue et de stress, voire une hypertension artérielle, des palpitations ou des troubles digestifs », explique Daniel Duminger. Le bruit fait aussi le lit des accidents du travail car il masque les signaux d’alerte.
Revêtements absorbants
Autre étape : réduire la propagation des bruits dans les locaux en agissant, notamment, sur la réverbération. Désormais, des logiciels, comme Ray + développé par l’INRS, permettent de prédire comment le bruit va se propager dans une pièce et de simuler différents types de solutions. Mais, dans tous les cas, la solution réside dans l’installation de panneaux absorbants, en général en laine minérale (laine de verre ou de roche), dont les performances sont mesurées et normalisées. Citons Ecophon, une société d’origine suédoise intégrée au groupe Saint-Gobain, qui développe et commercialise des systèmes acoustiques absorbants adaptés à divers environnements de travail : laboratoires, hôpitaux, open space… Incorporant éventuellement des composants décoratifs, ces panneaux se présentent sous forme de cloisons, de faux plafonds ou d’îlots suspendus. Le cas échéant, on peut nettoyer à haute pression certains revêtements, par exemple dans les cuisines ou dans l’industrie agroalimentaire. Avec le durcissement des règles d’isolation thermique (RT 2012) et la montée des préoccupations environnementales, Ecophon a mis au point des produits réfléchissants la lumière, permettant de limiter la consommation énergétique pour l’éclairage.
« Pendant des milliers d’années le sens de l’audition a été développé dans un environnement extérieur avec des sons naturels. Aujourd’hui, nous passons plus de 90 % de notre temps dans un environnement intérieur. Le défi, c’est alors de recréer un environnement acoustique intérieur dépourvu de réflexion afin de réduire l’exposition sonore et ainsi réduire la fatigue et le stress », explique Yoan Le Muet. Cependant, mieux vaut traiter cette question dès la conception des locaux. « Si cette préoccupation est intégrée dès le départ, le coût sera majoré d’à peine quelques euros par mètre carré », assure Fabien Krajcarz. « Car il suffira de bien choisir l’isolant pour qu’il soit à la fois thermique et acoustique. Et de perforer la face intérieure du matériau (tôle, bois, etc.) dans lequel il est pris en sandwich. » En revanche, les coûts explosent dans la rénovation. « Pour la mise en place d’absorbants après-coup en sous-face d’un toit industriel, il faut compter entre 60 et 100 euros par mètre carré », poursuit l’expert. « Certes, la prise en compte de l’acoustique progresse. Cependant, les maîtres d’ouvrage ne recourent aux bureaux d’études acoustiques, trop souvent considérés comme hyper-spécialisés, que dans les cas »désespérés ». »
Les musiciens aussi !
Batteurs, percussionnistes, guitaristes, bassistes… Le secteur de la musique avait obtenu un délai de répit jusqu’au printemps 2008 pour se conformer à la directive européenne de 2003 sur le bruit au travail, transposée en droit français en 2006. Désormais, les employeurs du secteur non seulement de la musique mais aussi du spectacle doivent veiller à ce que leurs employés ne soient pas exposés à des intensités acoustiques dépassant les seuils autorisés. Rude tâche. Qu’il s’agisse de discothèques ou de salles de concert, de parcs d’attraction ou d’orchestres nationaux, la musique fait souvent mal aux tympans. Même si elle n’est pas amplifiée ! Bien des violonistes terminent leur carrière sourds d’une oreille… Le problème est délicat à régler. S’il n’est pas trop compliqué d’éloigner un bar de la piste de danse d’une discothèque, comment protéger, par exemple, les musiciens dans une fosse d’orchestre, tout en leur permettant d’entendre ce qu’ils doivent entendre. Notamment les instructions du chef d’orchestre lors des répétitions ? Le port de bouchons d’oreille semble indispensable. Mais changer des habitudes professionnelles bien ancrées n’a rien d’évident.
Les protections individuelles en dernier recours
Lorsque ces solutions ne suffisent pas et, notamment, lorsque le salarié ne peut s’éloigner de la source du bruit, ne restent alors que deux solutions complémentaires : favoriser au maximum la rotation du personnel sur les postes les exposés et institutionnaliser le port de protections individuelles. Autrement dit de casques (ou, en langage professionnel, de coquilles montées sur arceaux) ou de bouchons d’oreilles. Sans oublier, bien entendu, d’équiper tous ceux qui travaillent autour du bruit, comme les ouvriers d’un chantier où l’on utilise un marteau-piqueur. Le choix du type de protection se fait en fonction du type de port : intermittent ou continu. Lorsqu’il faut souvent enlever sa protection, les casques sont mieux adaptés. En revanche, ils deviennent pénibles à porter toute une journée. Surtout par temps chaud. Les bouchons d’oreilles, préformés ou pas, sont alors indiqués.
Bien plus coûteuses, mais encore plus efficaces, des protections dites « actives » ont fait leur apparition. Equipées d’électronique, elles permettent, par exemple, d’écouter les talkies-walkies ou les messages de service. Nec plus ultra, certaines émettent des contre-sons, qui annihilent le bruit extérieur. Elles sont particulièrement efficaces pour contrer les sons graves contre lesquels les protections traditionnelles protègent mal. Dans le même ordre d’idées, l’INRS travaille sur un programme de recherche visant à faciliter la perception des signaux d’alarme pour les personnes portant des protections individuelles.
Mais gare : les performances indiquées par les fabricants de ces protections ne sont vérifiées qu’en laboratoire. Dans la réalité, elles se révèlent toujours inférieures. L’INRS est, du reste, en train de tester les outils que les concepteurs de protections auditives livrent à leurs clients afin évaluer leurs performances réelles. « Il est surtout important de les porter 100 % du temps », rappelle Fabien Krajcarz. « Car si vous ne portez la protection que la moitié du temps, vous ne réduirez l’intensité acoustique que de 3 db au lieu de 30. » Autrement dit, mieux vaut ne pas baser toute la stratégie de prévention sur ces seuls éléments. Elle risquerait fort se révéler très insuffisante.
Un open space où le silence est roi
Concilier open space et confort acoustique, c’est possible. Haworth, aménageur, concepteur et constructeur américain de meubles et équipements de bureaux, veut en faire la démonstration dans ses nouveaux locaux du 101 boulevard Murat, dans le XVIe arrondissement parisien. Dans les espaces rénovés, utilisés tout à la fois comme bureaux et show-room pour la clientèle, la majorité des 40 salariés n’a pas de bureau attitré. Mais chacun travaille au calme. Haworth a fait appel à Ecophon qui a installé des matériaux d’absorption au plafond et dans les espaces de réunion. « Nous avons même créé une sorte de »boîte » au milieu de l’espace paysager dédiée aux miniréunions. On y rentre grâce à une porte coulissante. Bien que les cloisons ne soient pas totalement fermées, on s’y sent comme dans une bulle », décrit Richard Witz , directeur des ventes et responsable du déploiement des accords nationaux. Les stores, eux aussi, s’ouvrent et se ferment sans bruit, et automatiquement, en fonction de la lumière. Et le mobilier est recouvert de parement aux propriétés d’absorption acoustique. De quoi, espère-t-on, convaincre les plus réticents à l’open space.
Une prise de conscience encore très inégale
Malheureusement, la lutte contre le bruit reste très inégale. Différents secteurs de l’industrie connaissent bien le problème même s’ils ne le gèrent pas toujours parfaitement. En revanche, sur un chantier de construction par exemple, les risques d’accidents sont si élevés que la protection contre le bruit apparaît parfois comme accessoire. Mais d’autres acteurs n’ont pas toujours conscience des dangers du bruit. « L’acoustique est une discipline difficile à appréhender. Surtout pour les PME et TPE », reconnaît Jacques Chatillon. Les Caisses d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) et l’INRS tentent de vulgariser désormais leur discours et de sensibiliser les toutes petites structures. Notamment en ciblant les fédérations professionnelles d’artisans et les chambres de métiers. Dans le tertiaire, la situation s’oriente plus favorablement. « Les entreprises et administrations passent de plus en plus d’une notion simplement quantitative – protéger les salariés des intensités sonores trop fortes – à une notion qualitative : lutter contre l’inconfort sonore », constate Jérôme Goust. Les nombreuses critiques adressées aux open space ont sans doute conduit les entreprises à cette prise de conscience. Si elles veulent continuer à privilégier le travail en plateau et réduire ainsi leur surface locative, il leur faut agir sur le bruit. A commencer par assister, le 20 octobre prochain, au colloque Qualité sonore et confort auditif pour tous au travail, organisé par le Centre d’information et de documentation sur le bruit (CIDB). Entendu ?
© Catherine Bernard/Agence TCA-innov24
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