Face aux risques criminels ou d'enlèvements, les entreprises doivent protéger leurs salariés. La dissuasion est un outil. Mais l'intégration sociétale n’est pas à négliger.
L’enlèvement de sept salariés d’Areva et de Vinci à Arlit, au Niger, en septembre 2010, l’a douloureusement démontré : il ne fait pas toujours bon travailler dans certaines régions du globe. Et si des pays sont indiscutablement réputés pour les risques extrêmes qu’ils représentent (l’Afghanistan, l’Irak ou encore la Somalie), les entreprises n’ont, pour autant, pas toujours le choix. « Celles qui travaillent dans le secteur extractif – mines, pétrole… –, et leurs sous-traitants n’ont d’autres possibilités que de s’installer là où se trouve la mine ou le puits à exploiter », rappelle Bertrand Monnet, professeur à l’Edhec, grande école française de management, et responsable du centre de recherche sur le management du risque criminel. Ainsi, le Nigeria – réputé pour sa dangerosité – compte pour 12 % dans la production de Total, qui emploie sur place quelque 550 expatriés.
Mais les autres secteurs d’activité ne sont pas pour autant à l’abri. « Beaucoup d’entreprises cherchent des relais de croissance dans des pays émergents dynamiques. Mais parfois, ceux-ci sont aussi instables et risqués », explique Alexandre Hollander, directeur général et cofondateur de la société Amarante, numéro 3 de la sécurité sur le marché français. Parmi les pays les plus dynamiques de la planète, certains se révèlent, en effet, très dangereux, comme le Brésil, le Mexique – tristement réputé pour la fréquence des enlèvements –, ou encore l’Afrique du Sud.
Difficile cependant, faute de statistiques précises, de savoir si l’économie mondiale est plus ou moins dangereuse qu’autrefois. Quelques indications cependant : une enquête, effectuée entre octobre et décembre 2009 et publiée en 2010 par l’Edhec et le Club des directeurs sécurité des entreprises (CDSE), recensait les attaques commises contre 82 grandes entreprises internationales sur la période : 34 % avaient souffert d’attaques contre leurs sites, 6 % du meurtre d’un ou plusieurs de leurs employés, 17 % d’enlèvements, et 31 % avaient été visées par le terrorisme ou la guérilla. Quant aux organisations non gouvernementales (ONG), elles ont subi quatre fois plus de kidnappings en 2010 qu’en 2005 *. « Le nombre d’enlèvements dans les entreprises privées est, lui, inconnu, car la plupart des cas restent secrets », explique Bertrand Monnet
Protéger, une obligation incontournable
BTP, agroalimentaire ou biens d’équipement, tourisme ou clubs de vacances, banques ou consulting… Quelle que soit son activité, une entreprise ne peut plus s’établir à l’étranger sans étudier de près la question de la sécurité des personnels : le code du travail oblige les employeurs à veiller à la sécurité de leurs salariés et les jurisprudences Jolo et Karachi ont sensiblement précisé ces obligations. Suite à l’enlèvement de touristes français sur l’île de Jolo (Philippines) en avril 2000, la justice française a condamné leur agence de voyage à des dommages et intérêts car, en tant que spécialiste de cette région du monde, elle se devait de connaître et d’évaluer exactement la dangerosité de la situation sur place. La direction des Constructions navales (DNC), dont 11 employés ont péri dans l’attentat de Karachi en mai 2002, au Pakistan, a également été condamnée pour n’avoir pas pris les mesures propres à assurer la sécurité de ses salariés.
Mais comment faire ? La première mesure, radicale, est simple : limiter, autant que possible, le nombre de personnes expatriées ou envoyées en mission temporaire dans les pays à risques. « Car l’expatrié symbolise le pays de l’entreprise qui l’envoie et dispose le plus souvent d’un pouvoir d’achat qui le rend attractif », explique Alexandre Hollander. Et de fait, depuis une dizaine d’années, bien des entreprises préfèrent employer des cadres locaux, plutôt que d’envoyer des personnels détachés. Mais, comme parallèlement les entreprises s’internationalisent, la France compte malgré tout quelque 50 000 expatriés, dont sans doute un dixième dans les régions à risques. « Sans oublier, note Olivier Hassid, directeur général du CDSE, les salariés en mission temporaire, dont le nombre, lui, augmente rapidement. »
Les pays les plus risqués
Selon Vazrik Minassian, directeur associé d’Adenium, société de sécurité présente sur les secteurs de la formation et du conseil, les grandes zones à risques sont aujourd’hui :
– en Amérique latine : la Colombie, le Venezuela, le Mexique, le Brésil et, à un moindre degré, l’Argentine et le Chili.
– en Afrique du Nord : l’Egypte, la Libye, l’Algérie.
– une grande partie de l’Afrique noire avec, en particulier, le Mali, le Niger, le Nigeria, la Somalie, l’Afrique du Sud.
– au Moyen-Orient : l’Irak, la Syrie, le Yémen, l’Afghanistan.
– en Asie, la situation est, en général, plus sûre malgré certaines zones délicates comme le Pakistan, le Kazakhstan et l’Indonésie notamment.
Mesurer le risque au jour le jour
De plus en plus de grandes entreprises se sont dotées d’une direction sécurité, qui, outre d’autres sujets comme le piratage informatique et l’espionnage industriel, se charge d’organiser la protection des expatriés.
Sa première mission consiste à évaluer précisément les risques encourus. Chaque entreprise doit réaliser elle-même cette tâche : car les risques dépendent certes des pays, de leur situation politique, criminelle et économique. Mais aussi de l’entreprise elle-même : où, précisément, dans le pays, est-elle implantée ? Quelle est sa taille ? Son secteur d’activité ? Depuis combien de temps est-elle implantée dans le pays ? Quelle est son histoire locale ? Dans certains cas, une grande entreprise directement assimilée à la France attirera plus les foudres des terroristes qu’une PME peu connue. Une société active dans le pétrole aura peut-être plus à craindre qu’une autre dans le secteur de la santé ou de l’eau.
Une fois les régions à risque identifiées, la première mission consiste à sensibiliser et former les personnels concernés, ainsi que, le cas échéant, leur famille. Car c’est de leur comportement que dépendra en grande partie leur propre sécurité. Ils doivent connaître la culture et respecter les spécificités des pays dans lesquels ils séjournent, mais ils doivent aussi apprendre à connaître leurs propres faiblesses. De comportement ou de caractère. Sont-ils capable de respecter des règles strictes ou sont-ils difficiles à cadrer ? Ont-ils l’expérience des (grosses) difficultés, des coups durs ? Seraient-ils capables de résister à un kidnapping ? « Cette interrogation est cruciale », explique Alexandre Hollander d’Amarante. « Chacun doit prendre conscience de la réalité des risques ainsi que de ses ressources et de ses faiblesses pour adapter son comportement. »
Parfois, ces sensibilisations sont réalisées en interne, dans l’entreprise. Parfois en externe, dans des entreprises de sécurité qui proposent des modules spécifiques. En France d’abord et, bien souvent, une fois les expatriés arrivés sur place.
Assurer la sécurité quotidienne
Sur place, la direction sécurité – ou le représentant d’une société de sécurité – procédera à un audit de leur logement mais aussi des lieux que les expatriés sont amenés à fréquenter : entreprise bien sûr, écoles, magasins, lieux de loisirs, etc.
Dans certains cas, ils devront se plier à des mesures assez contraignantes : utiliser uniquement des taxis spécifiques, adopter chaque jour un itinéraire et un horaire différents pour conduire les enfants à l’école, accepter une escorte, voire des gardes armés, ou encore résider dans un compound (quartier résidentiel sécurisé et doté de toutes les infrastructures nécessaires à la vie quotidienne). « Sans oublier, précise Vazrik Minassian, de familiariser les enfants avec l’expert sécurité qui pourrait, un jour, venir les récupérer à l’école. »
Dans certains pays comme l’Irak ou encore le Nigeria, ces mesures sont incontournables. Bien souvent, l’entreprise doit donc s’adjoindre les services d’un consultant en sécurité, dépendant d’une société telle Geos, Risk&Co ou Amarante, pour ne citer que les trois plus grandes en France, qui organisent et gèrent la sécurité au quotidien. C’est le consultant qui fera, le cas échéant, appel à des sociétés de protection locales (voitures sécurisées, gardes non armés). L’utilisation de gardes armés, en revanche, est plus rare et, surtout, réglementée. Dans la grande majorité des pays, les entreprises étrangères ne peuvent pas faire appel à des sociétés militaires privées (SMP). En revanche, les autorités locales peuvent mettre à leur disposition des forces armées du pays. C’est le cas par exemple au Niger, où le personnel d’Areva est protégé par les autorités locales, ou encore au Nigeria, où les entreprises peuvent s’adjoindre – moyennant dédommagement – les services de la police mobile du pays, Mopol.
Dans certains cas, les entreprises utilisent aussi des solutions de tracking : des puces, insérées dans des vêtements ou des téléphones portables, permettent de savoir en permanence où se trouvent leurs salariés. Bien entendu, cette mesure extrême est réservée aux pays les plus risqués, où elle permet, en cas d’enlèvement, d’espérer localiser l’otage rapidement.
Faire appel aux services de l’Etat
Le marché de la sécurité des expatriés est dominé par des acteurs privés, souvent dirigés par d’anciens militaires ou policiers. « Mais il faut aussi savoir compter sur l’appui des services de l’Etat en termes de renseignements et sécurisation sur place », note Olivier Hassid. Ainsi, le centre de crise du quai d’Orsay collabore avec les entreprises. Et dans chaque ambassade, un attaché de sécurité, policier ou gendarme, est leur interlocuteur. En Irak, l’Adit – société spécialisée dans l’intelligence économique – a noué un partenariat avec l’ambassade pour construire en son sein un centre d’affaires capable de recevoir une vingtaine de bureaux où les entreprises françaises peuvent, ponctuellement ou à l’année, s’installer. Ce qui leur permet de réduire drastiquement leurs frais de sécurité. Une initiative qui devrait être réitérée en Libye.
Dans certains pays, où l’enlèvement s’est érigé en véritable business – avec l’émergence notamment du « flash kidnapping » –, mieux vaut aussi s’assurer. Les assurances « kidnapping et rançon », spécialités anglosaxonnes, existent désormais sur le marché français. Elles couvrent non seulement les éventuelles rançons à payer, mais aussi les frais annexes, et notamment ceux des négociateurs auxquels il convient, en général, de faire appel. Si ces assurances sont précieuses, elles doivent rester confidentielles. Car un cadre informé qu’il est assuré est bien plus en péril que si l’assurance reste secrète.
Des dispositifs coûteux
Bien entendu, ces dispositifs ont un coût. En Irak, par exemple, l’ancien ambassadeur Boris Boillon expliquait, lors du congrès du CDSE en 2010, qu’une escorte depuis l’aéroport de Bagdad jusqu’au Centre des affaires revenait à 1 000 euros. Lors de ce même congrès, le budget sécurité de Sanofi Aventis était estimé à 500 000 euros : une somme consacrée à la sûreté des voyageurs d’affaires, la formation et la sensibilisation des expatriés, et la mise en place d’une cellule de gestion de risques et de crise. Localement, le coût d’un manager sécurité à plein temps atteint facilement 15 000 à 25 000 euros par mois. Du coup, « autant les groupes du CAC 40 se sont structurés pour assurer leur protection, autant les PME ont un vrai travail à faire pour s’aligner sur ces standards », souligne Alexandre Hollander, d’Amarante. « Cependant, précise-t-il, les entreprises peuvent prendre des abonnements moins coûteux, de 1 000 à 3 000 euros : là, elles paient avant tout pour une disponibilité 24 heures sur 24, et un certain volume de conseils. »
Mais la sécurité ne passe pas uniquement par la dissuasion : « Il existe aussi une logique de sécurité durable », insiste Olivier Hassid. Car mieux une entreprise est intégrée dans son environnement et moins elle court de risques, comme l’explique Aline Leboeuf, chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri). Eriger des bunkers n’est donc pas toujours la meilleure solution !
* Chiffre cité par Aline Lebeuf dans Sécurité et Stratégie n°7, octobre 2011.
© Catherine Bernard/ Agence TCA-Innov24
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