L’émission d'Élise Lucet sur France 2 vient de publier un documentaire, « La Poste sous tension », qui révèle l’horreur des conditions de travail des postiers, soumis à des cadences impossibles à tenir ainsi qu’à une maltraitance managériale généralisée.
Suicides, maltraitance managériale, pression du résultat, réorganisations en série… nos facteurs sont à bout! Sur France 2, c’est un documentaire choc que vient de révéler le journaliste Pedro Brito Da Fonseca dans le magazine « Envoyé spécial » à propos de la dégradation des conditions de travail des agents de La Poste. Durant 37 minutes, le reportage qui s’intitule « La Poste sous tension » dévoile un enchaînement de témoignages bouleversants de facteurs, factrices, cadres, attachés de presses, sociologues et syndicalistes. La plupart des intervenants apparaissent le visage flouté et la voix modifiée. « J’ai eu du mal à établir le contact, il règne un sentiment de peur », confie Pedro Brito Da Fonseca.
Une trentaine de suicides en 2018
Le documentaire s’ouvre sur un groupe de postiers des Hauts-de-Seine, alors en grève depuis 15 mois, extirpé de force par la police d’une salle au siège du groupe à Issy-les-Moulineaux, en juin dernier. Une opération coup de poing menée par Gaël Quirante, syndicaliste SUD PTT92, dont le but est d’interpeller les hauts responsables du groupe sur les suicides (une trentaine rien qu’en 2018), burn-out et dépressions qui ont lieu au sein de l’entreprise. Une situation de souffrance généralisée que dénoncent depuis plusieurs années des syndicats, des salariés et des médecins du travail de l’entreprise. Contacté par le journaliste plus de deux mois avant la diffusion, le groupe a refusé de participer au reportage, considérant qu’il adopte « un angle exclusivement polémique et partial qui ne laisse aucune perspective d’un traitement objectif et équilibré ».
Compenser la perte du chiffre d’affaires
En toile de fond, le documentaire explique qu’avec la démocratisation d’internet et de l’usage des mails, le volume de lettres a chuté de moitié en 10 ans. Pour compenser cette baisse du chiffre d’affaires, le groupe, qui a été privatisé il y a quelques années, décide des coupes drastiques dans les effectifs (50 000 emplois supprimés) et d’augmenter la productivité des employés en minutant leurs tournées.
Épuisement professionnel
Cadences excessives, pression du résultat, réorganisations à la chaîne… les postiers interviewés confient être à bout. Ils ne se voient pas continuer ce métier « ad vitam aeternam ». Outre des symptômes de stress et d’épuisement professionnel, le journaliste soulève un sujet bien plus dramatique, celui de plusieurs vagues de suicides, tenues cachées par le groupe.
Une quarantaine de suicides par an
Deux suicides sont abordés en détail, celui de Charles Griffond, 53 ans, le 17 juillet 2016, qui laisse une lettre intitulée « lettre d’un facteur désespéré », et celui de Paula Da Silva, le 24 octobre 2018, découverte par ses collègues, encore hantés par son image accrochée à une poutre. Le plus choquant est à venir : un ancien cadre, Marc, a comptabilisé de 2008 à 2015 le nombre d’employés suicidés, remarquant que d’une vingtaine de suicides par an à « 30, 35 cas par an, presque un doublement ». Un autre cadre évoque même une liste secrète et connue des hauts dirigeants du groupe, recensant une quarantaine de suicides ou tentatives en 2016.
Un logiciel de tournées arbitraire
En cause, les employés accusent Géoroute, un système informatique obscur, qui calcule les itinéraires des tournées, selon le nombre de lettres à remettre. Loin de respecter les capacités physiques des agents, ce logiciel impose des cadences et des objectifs quasi impossibles à atteindre. En moyenne, les postiers disposent d’une minute trente pour boucler un recommandé, quant à Jean-Louis, agent interrogé en région parisienne, il confie devoir remplir 800 boîtes aux lettres en quatre heures !
De nombreux critères topologiques et climatiques ignorés
De plus, « ce logiciel ne prend pas en compte les paramètres de déplacements du facteur, les montées et pentes lors de la tournée, ni la météo », dénonce le sociologue Nicolas Jounin qui a infiltré un bureau de poste pour y dénoncer les dérives. De même, le logiciel ne considère ni la topologie, ni les conditions climatiques qui diffèrent selon les différentes régions de France : « La direction impose les mêmes nombres de livraisons et la même cadence que l’on soit à Dunkerque ou Nice. »
Une stratégie de communication pour masquer les suicides
Alors qu’à la même époque, France Télécom essuyait un scandale médiatique, comment expliquer que les suicides de La Poste n’aient pas subi le même impact ? Le reportage révèle les confidences inédites de communicants qui décrivent les techniques bien rodées de la stratégie de communication : Gérard, explique ainsi que lorsque la souffrance au travail, dans les années 2010, a commencé à faire couler de l’encre dans la presse, « tous les communicants ont été mobilisés, territoire par territoire », pour draper l’entreprise dans un voile de sainteté.
« Une victime de la société »
Nathalie, ancienne attachée de presse détaille de son coté les procédures pour étouffer l’affaire. « La première des choses qu’on faisait, c’est de demander : « Est-ce qu’il a laissé une lettre ? Est-ce qu’il met La Poste en cause ? » S’il n’a pas laissé de lettre, on ne s’embête pas (…) Par contre, quand il mettait La Poste en cause, j’en faisais plus une victime de la société qui évolue. »
Un travail de « fossoyeur »
Pour une plus grande force de frappe, à chaque suicide, le même argumentaire est envoyé dans les bureaux de relations de presse de toute la France, afin que tous les communicants tiennent le même discours. « Ce qui était primordial, c’était de sauver les apparences. La Poste reste une entreprise conviviale. Propre sur elle ». Écœurée par 10 ans au service de ce groupe, cette attachée de presse confie avoir quitté son poste pour ne « pas passer (sa) vie à jouer les fossoyeurs ».
Ségolène Kahn
Commentez